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quens intervalles, ébranlant les maisons, fouettant au visage de quiconque se hasarde au dehors une pluie glacée, sorte de givre bien connu dans le pays sous le nom de « poudrin » ; chacun reste au logis, les chiens eux-mêmes ont déserté la rue. En cette saison, pas un navire sur rade ; tout est morne et silencieux, on croirait que la ville est morte ou tout au moins endormie sous la neige. Les communications avec la métropole ont lieu par la voie d’Halifax ; elles sont lentes et souvent interrompues ; sans le télégraphe sous-marin qui relie la France à Terre-Neuve, on vivrait à Saint-Pierre pendant des mois entiers dans un oubli profond du monde. Au printemps, tout se réveille ; le premier bancquier qui mouille en rade ramène avec lui la vie. Saint-Pierre n’existe que par la morue et ne vit que pour elle. On la voit partout, on en respire partout l’odeur ; sans elle, pas de conversation sérieuse, pas de transaction possible ; elle intervient dans les mariages, figure dans les successions, se mêle à tous les procès ; sortant de l’eau, verte ou sèche, elle est l’âme de la colonie.

Nous avons dit comment se recrutaient les équipages des goëlettes armées à Saint-Pierre pour la pêche des bancs. Indépendamment de ces petits navires qui concourent à la grande pêche, il existe à Saint-Pierre et Miquelon une industrie toute locale qui s’exerce sur les côtes des deux îles et ne jouit pas des privilèges de la prime d’encouragement ; sans approcher de l’importance des grandes pêcheries, elle a pourtant son intérêt. La pêche des îles se fait avec des chaloupes, pirogues, canots et warys. En 1874, nous n’avons pas vu moins de cinq cents de ces embarcations montées par 1,200 ou 1,300 hommes, parmi lesquels les créoles de Saint-Pierre et Miquelon figurent au nombre de 400 à 500. Le développement rapide de ces armemens, qui se comptaient à peine il y a quinze ans, est bien fait pour plaider la cause de l’initiative individuelle et de la liberté d’action. À Saint-Pierre, le matelot commence à travailler d’abord au service d’un camarade. S’il a la main prompte et le coup d’œil du vrai morutier, s’il est sobre et rangé, il achète bientôt un bateau pour son compte et trouve un associé ; puis ce bateau se transforme en chaloupe et plus tard en goëlette. On voit ainsi s’élever des fortunes qui n’ont pas eu d’autre origine ; celles-là sont légitimes et n’ont pas pour base l’exploitation brutale du travailleur par le capital. La pêche locale emploie déjà les procédés des Américains ; en 1873, elle achetait à Boston cent cinquante de ces embarcations à la fois légères et solides qu’on voit à bord de leurs goëlettes, et qui sont connues sous le nom de doris. Ces doris remplacent avantageusement les chaloupes sur les navires de la colonie ; on les construit aujourd’hui sur les chantiers de l’île.

La morue prise dans les parages de Saint-Pierre est mise au sec