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infiltrations étrangères, parfois protestantes et parfois juives ou peut-être même musulmanes, plus souvent gnostiques ou païennes. Par son principe comme par ses tendances, le raskol n’en diffère pas moins de toutes les religions et de tous les mouvemens religieux du monde ; il reste essentiellement original, foncièrement national. Il est si bien russe qu’en dehors de la Russie il n’a nulle part fait de prosélytes, et qu’en dedans même de l’empire il n’a guère d’adeptes que parmi les populations grandes-russiennes, moscovites, les plus russes de la Russie. Il est si bien spontané qu’à travers toutes ses phases il suffit à s’expliquer lui-même, et qu’enfermé dans un continent isolé il n’eût rien changé à sa marche. Le plus national de tous les mouvemens religieux sortis du christianisme, le raskol est en même temps le plus exclusivement populaire. Ce n’est ni dans les écoles, ni dans les couvens, c’est dans la cabane du mougik, dans le comptoir du marchand qu’il a pris naissance ; c’est là qu’il reste confiné. À ce titre, d’ignorantes hérésies ont, pour le politique et le philosophe, un intérêt supérieur à l’intérêt des doctrines. L’attention que ne leur saurait valoir leur pauvre théologie, ces sectes de paysans, hier encore serfs, la méritent comme symptôme d’un état mental, d’un état social dont rien en Occident ne saurait plus donner l’idée.


I

Le raskol, c’est-à-dire le schisme, n’est ni une secte, ni même un groupe de sectes ; c’est un ensemble de doctrines ou d’hérésies souvent différentes et opposées, n’ayant entre elles d’autre lien qu’un point de départ commun et un commun antagonisme avec l’église orthodoxe officielle. A cet égard, le raskol n’a d’autre analogue que le protestantisme. Inférieur à ce dernier par le nombre et l’instruction de ses adeptes, il l’égale presque par l’abondance et l’originalité de ses formes ; là du reste s’arrête la ressemblance. Dans leur révolte contre leur mère, le protestantisme germanique et le raskol russe gardent chacun la marque de leur origine et comme l’empreinte de l’église dont ils sont sortis, des deux mondes qui les ont produits. En Europe, la plupart des sectes modernes sont nées de l’amour de la spéculation et du goût de la critique, de l’esprit d’investigation et de liberté ; en Russie, elles sont issues de l’entêtement de l’ignorance et de l’esprit de révérence. En Occident, le principe des déchiremens religieux est la prédominance du sentiment intérieur sur les formes et les dehors de la religion ; en Russie, c’est le culte des formes extérieures, du cérémonial et du rituel. Les deux mouvemens sont pour ainsi dire à l’inverse, au rebours l’un de l’autre, ce qui ne les a pas toujours empêchés d’aboutir au