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influence sur la moralité[1]. A ceux qui, pleins de pitié pour les misères humaines, cherchent à les soulager, il répond : Laissez mourir ceux qui sont condamnés à la mortalité. Il semblerait qu’au moins cette science sociale, dont l’auteur nous a si bien démontré la nécessité, devrait avoir une action importante dans le progrès de la société ; mais ici encore l’auteur nous apprend « qu’il ne faut pas espérer que tout ce qu’on pourra dire sur la science sociale, sur les difficultés qu’elle rencontre et sur la préparation nécessaire pour l’étudier, modifie beaucoup les différens modes de pensée sur les affaires sociales. » De toute cette accumulation de négations, la seule conséquence ou impression qui résulte ne peut être que le découragement, l’indifférence, l’oubli des affaires publiques, et en fin de compte l’égoïsme individuel. On n’est pas même provoqué par l’auteur à s’instruire de cette science sociale, car, si la dernière conclusion de cette science est qu’il n’y a rien à faire, cette conclusion est si facile à apprendre et à pratiquer qu’on se hâtera de l’adopter en se dispensant de la démonstration. Nous sommes loin de croire que ce soit là véritablement la pensée de M. Spencer ; mais, comme tous les esprits raides et absolus, il abonde tellement dans son sens qu’il arrive sans s’en douter à prêcher contre lui-même.

Une indépendance virile de pensée, une pénétration subtile et profonde, une abondance remarquable de faits et de renseignemens, des vues variées, nombreuses et nouvelles : tels sont les mérites que l’on ne pourrait refuser sans injustice à M. Herbert Spencer. En le lisant, tout le monde dira : C’est un penseur ; en revanche, un certain ton de mauvaise humeur, une disposition chagrine à critiquer tout le monde et toute chose, une tendance exagérée à appeler préjugé tout ce qui n’est pas son opinion, une raideur de logique qui ne lui permet pas de s’arrêter à temps, comme l’exigeraient et la vérité et même la conséquence, enfin une dureté qui va quelquefois jusqu’à l’inhumanité : tels sont ses défauts. Nous l’avouerons, quelque intérêt que son livre nous ait inspiré, tout en admirant la force de sa pensée et la richesse de ses connaissances, nous nous sommes surpris à regretter les bons Écossais d’autrefois, les Reid, les D. Stewart. Quelle bonhomie, quelle bonne grâce, quelle simplicité aimable ! Ils étaient croyans, mais ils étaient bienveillans : aujourd’hui on nous enseigne la tolérance avec dureté, et le scepticisme avec aigreur. Avouons que, si nous avons gagné en rigueur scientifique, nous n’avons pas gagné en agrément et en aménité.


PAUL JANET.

  1. Voyez chap. XII.