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à rien prendrait-il la part des forts et des bien portans ? Afficher ces conséquences barbares au nom d’une loi biologique, c’est confondre les genres et les espèces, c’est méconnaître qu’une loi, lorsque l’on passe d’un degré inférieur à un degré supérieur, peut être modifiée et compensée par d’autres lois ; par exemple, c’est une loi de l’humanité que l’individu y a une beaucoup plus grande valeur que dans les espèces animales : cela suffit déjà pour que l’espèce humaine ne soit pas réglée uniquement par des lois animales. Le respect de la vie humaine, lors même qu’il produirait accidentellement tel ou tel mal, est en lui-même un bien très grand ; la tendance à s’aider, à se soulager les uns les autres, apporte à la masse des actions sociales des biens incomparablement plus importans que ne peuvent l’être les maux que l’on signale. Ce qui fait que la société humaine est si au-dessus des sociétés animales, c’est précisément le sentiment de la sociabilité, de la coopération commune : aucune œuvre de civilisation ne peut avoir lieu par des efforts isolés ; la discipline et l’intérêt personnel ne suffiraient pas davantage, s’il ne s’y ajoutait l’amour des semblables et l’intérêt social. L’une des formes de ce sentiment, c’est la tendresse pour les faibles : quelques âmes sont particulièrement douées de ce sentiment, et il n’y a pas à craindre qu’elles soient trop nombreuses. Quelle école de philosophie que celle où un Las Cases, un Vincent de Paul, un abbé de l’Épée, un Wilberforce, seraient considérés comme les ennemis de l’espèce humaine !

Une autre conséquence que tire M. Spencer de sa comparaison de la biologie avec la sociologie, c’est que les corps politiques, aussi bien que les corps organisés, sont soumis à une loi intérieure, spontanée, qu’on ne peut ni supprimer, ni accélérer, qu’on peut seulement violenter et altérer accidentellement ; c’est ce qu’il appelle « la loi d’évolution. » Pour bien comprendre la signification de cette loi, il faudrait étudier toute la philosophie de M. H. Spencer[1] ; mais, sans entrer dans l’économie intérieure de sa doctrine, disons seulement « que l’évolution, » telle qu’il l’entend, est une sorte de végétation spontanée, et qu’il n’est possible que très faiblement d’intervenir pour modifier ce développement. Leibniz disait déjà avant M. Spencer : « Le présent résulte du passé, et est gros de l’avenir. » La conséquence très solide de ces principes, c’est qu’on ne peut agir artificiellement sur les sociétés par des plans abstraits et théoriques, et opérer rapidement et brusquement des changemens radicaux du mal au bien ; c’est que les changemens ne peuvent être que lents, et que chaque génération n’y contribue que pour une très

  1. Voyez son livre des Premiers Principes (trad. par M. E. Cazelles, 1871). — Voyez aussi les études de M. Caro sur le Progrès social dans la Revue du 15 octobre et du 1er novembre 1873.