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d’aujourd’hui sont en réalité plus heureux que les barons féodaux du moyen âge. De même les riches d’aujourd’hui se trouveraient peut-être plus heureux dans un système où il y aurait moins d’inégalités. M. H. Spencer renouvelle ici par d’ingénieuses observations psychologiques le vieux lieu-commun que la fortune ne fait pas le bonheur.

À cette comparaison des préjugés des deux classes, on pourrait ajouter beaucoup d’autres traits non moins significatifs. De même que l’ouvrier ne voit dans le riche qu’un égoïste corrompu, un tyran qui l’opprime, le riche à son tour, le propriétaire ne parle des ouvriers que comme d’une meute prête à le dépouiller. Le prolétaire qui voit sur les boulevards ou au bois de Boulogne de jeunes inutiles se prélasser à côté de femmes perdues, ou qui apprend par les journaux les tristes aventures de tel grand personnage, en conclura que la classe tout entière est livrée au vice, à l’indolence, à l’immoralité. Le riche, en voyant sortir du cabaret tel ouvrier ivre, en conclura que la classe tout entière est composée d’ivrognes et de paresseux. Chacun pour sa part connaît des deux côtés de braves et d’honnêtes gens ; on n’en conclura pas moins, les uns que les propriétaires sont des voleurs, les autres que les prolétaires sont des partageux. On pardonne encore aux ouvriers, à la condition qu’ils soient bien tranquilles, bien sages, qu’ils n’aient point d’idées fausses, comme si on était soi-même infaillible : on ne désire point qu’ils s’élèvent ; on se demande avec étonnement ce qui arriverait, s’ils avaient de la culture et des lumières. On ne fait aucun effort pour pénétrer dans leur esprit, pour les comprendre, pour démêler, dans la confusion de leur langage et dans le désordre de leurs opinions mai digérées, les sentimens justes qui peuvent les animer, et qu’eux-mêmes ne savent pas distinguer de leurs passions mauvaises et erronées. On ne veut leur bien qu’à la condition qu’ils reconnaissent à jamais leur subordination, on ne tient pas compte du sentiment de dignité et de fierté qui se cache au fond de leurs réclamations les plus absurdes. On ne voit pas qu’on entretient leur haine et leur jalousie par cet esprit de défiance et de hauteur ; on ne se demande pas si, avec plus d’ouverture de cœur, plus de sympathie, plus de respect et plus de pitié, si, en les acceptant plus hardiment dans la grande famille humaine, on ne ferait pas plus pour la paix sociale que par des lois contre les coalitions, contre les clubs et contre les journaux socialistes.

Les préjugés politiques sont ceux qui sont le plus reconnus de tout le monde, quoique chacun y obéisse presque aveuglément quand il s’agit de son parti. « Il saute aux yeux du radical que les préjugés du tory l’aveuglent sur un mal présent ou sur un bien