Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 6.djvu/103

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

seraient mieux qu’en Angleterre. Quel singulier aveuglement et quelle preuve éclatante de la vérité générale que l’auteur veut démontrer ! Ainsi croire que la France n’a rien à apprendre, c’est un préjugé du patriotisme ; mais croire que l’Angleterre pourrait avoir quelque chose à apprendre, c’est un préjugé de « l’anti-patriotisme. » La France est coupable de ne pas vouloir imiter en tout les Anglais ; mais les Anglais seraient coupables de vouloir imiter en quelque chose la France. M. Spencer, voulant réfuter son adversaire, M. Arnold, lui dit, sans s’apercevoir que c’est un démenti à son réquisitoire de tout à l’heure : « Tandis que M. Arnold exalte les institutions françaises, les Français, qui en sentent les défauts, adoptent les institutions anglaises. » Cela est bien exagéré ; mais enfin nous ne sommes donc pas si rebelles à l’imitation qu’on nous le disait. Au reste l’argument ne prouve rien, car ce même argument est précisément celui qu’invoquent en France les défenseurs du nationalisme contre les partisans des emprunts étrangers. « Vous exaltez, disent-ils, les institutions anglaises précisément au moment où les Anglais imitent les institutions françaises[1]. » Et en effet l’esprit gouvernementaliste fait chaque jour en Angleterre de nouveaux progrès : nous n’en voulons d’autres preuves que le livre de M. Spencer, qui lutte pied à pied contre cette invasion. Lorsqu’on voit ce chassé-croisé d’argumens, où chacun dit la même chose de part et d’autre, mais en sens inverse, on doit reconnaître à la fois combien M. Spencer a raison en général quand il parle des préjugés du patriotisme, et combien il a tort en particulier quand il ne voit ce préjugé que chez les autres et non pas chez lui. S’il avait su s’élever au-dessus du préjugé qu’il combat, il aurait compris que ces argumens opposés n’ont rien de contradictoire, qu’il n’est nullement étonnant que l’on puisse avoir à emprunter quelque chose à celui qui nous emprunte, — que cela prouve seulement que les peuples, à mesure qu’ils s’instruisent, deviennent de plus en plus semblables les uns aux autres et tendent à un même état de société, — que ce travail, qui s’est fait d’abord dans les clans, dans les tribus, dans les provinces, finit par se faire entre les nations, — que c’est précisément le rôle de la science d’en étudier et d’en favoriser le développement, au lieu de soutenir avec entêtement, au risque de se démentir soi-même, la supériorité de son propre pays sur tous les autres[2]. L’auteur vient ensuite à traiter des préjugés de classes, et ici

  1. C’est, par exemple l’argument de M. Dupont-White, défenseur systématique, comme on sait, de la centralisation et du pouvoir de l’état.
  2. Parmi les exemples des préjugés nationaux, M. H. Spencer aurait bien dû citer l’incroyable entêtement des autres peuples à ne pas adopter le système métrique, uniquement parce qu’il est français, tandis qu’en réalité, quoique inventé par la France, il n’est précisément ni anglais ni français ; c’est simplement une application rigoureuse de la science a l’un des faits essentiels de la vie sociale.