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les peuples du monde. Peu importe que notre pays ait tort ou raison, il faut toujours agir comme s’il avait raison. Une telle disposition d’esprit est incompatible avec la plus simple idée d’une science politique.

M. H. Spencer nous fait l’honneur de choisir la France comme le foyer principal de ce qu’il appelle le préjugé du patriotisme ; pour nous prémunir contre ce préjugé, rapportons fidèlement ce qu’il nous reproche. « Voyez, dit-il, cette estime d’eux-mêmes qu’ont montrée les Français ; observez où les a menés cette confiance exagérée dans les ressources de la France : telle fut la cause du trop peu de cas que les Français ont fait des autres nations, et qui les conduisit à dédaigner les idées de ces autres nations, et à ignorer ce qui se passait chez elles… Dans tous les écrits français, nous retrouvons cette conviction que la France est le maître, ce qui implique qu’elle n’a pas besoin d’être élève. La diffusion des idées françaises est une chose essentielle pour les autres peuples ; la France n’a aucun besoin de s’assimiler les idées des autres peuples. » Ces leçons, qui pourraient être exprimées d’une manière plus aimable, sont bonnes à recevoir, à écouter, à méditer. Bien souvent, depuis les derniers événemens, nous les avons entendues, même en France, d’écrivains français, et nous-même, comme bien d’autres, pourrions bien avoir écrit quelque chose de semblable. Cependant, lorsque de telles choses sont dites sur un ton dur, absolu, sans réserve, sans aucune nuance de bienveillance, le préjugé patriotique est tenté de riposter, de demander à l’auteur s’il sait bien ce dont il parle, et s’il n’est pas lui-même sous l’empire d’un préjugé. Laissons les événemens de la dernière guerre et leurs causes, trop douloureuses, trop difficiles à apprécier ; bornons-nous à cette objection générale, que la France se refuse à « s’assimiler les idées des autres peuples. » Toute l’histoire intellectuelle de notre siècle dépose contre cette assertion. Eh quoi ! n’avons-nous pas eu une grande école politique qui avait pris, à tâche de faire connaître en France et d’y introduire les institutions anglaises, l’école constitutionnelle et doctrinaire, l’école de Chateaubriand, de Royer-Collard, de M. Guizot ? Et cette école n’a pas eu peu d’importance, car pendant trente-quatre ans, de 1814 à 1848, c’est elle qui a gouverné la France. N’avons-nous pas eu une grande école littéraire, qui se proposait précisément de substituer l’imitation de Shakspeare, de Goethe et de Byron à celle de Racine et de Boileau ? et cette école, l’école romantique, n’a-t-elle pas opéré une révolution immense dans toutes nos idées littéraires[1]

  1. Que l’on nous permette ici une petite anecdote. J’étais un jour à dîner chez un des hommes éminens de notre pays ; les convives étaient des économistes, des publicistes, des hommes politiques, pas un qui se fût spécialement occupé de littérature. Cependant la conversation vint à tomber sur Shakspeare, et je puis dire que l’on en parla très bien, d’une manière intéressante, pendant assez longtemps, et sur le ton de la plus grande admiration. J’étais placé à côté d’un Anglais fixé en France et homme très éclairé, « Croyez-vous, lui dis-je, que, si l’on réunissait en Angleterre un certain nombre de personnes, prises au hasard, dans les mêmes conditions de culture intellectuelle que celles qui sont ici, croyez-vous, dis-je, qu’elles seraient en état de soutenir la conversation sur Racine ou Molière avec autant de compétence, de justesse et d’intérêt que viennent de le faire nos convives ? » Mon voisin me répondit sur-le-champ, sans hésiter : « Non. — Pourquoi donc, répliquai-je, nous reproche-t-on sans cesse d’ignorer les autres peuples, comme si ceux-ci nous connaissaient mieux ? »