Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/956

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

veloutés, aériens des tziganes, tout y était. Sa main n’hésitait jamais ; il avait toutes les qualités de l’imagination : mouvement, couleur, éloquence, et toutes celles de la science : clarté, justesse, certitude, dominées par l’inspiration passionnée qui fait le génie. Aussi, dans les pétulances terribles lancées à toute volée comme dans l’ardeur concentrée des accens pathétiques et la grâce suave des phrases mélodieuses, son jeu restait toujours ample, large et sculptural.

Il déposa son archet, souriant comme un enfant. La musique avait opéré en lui un changement merveilleux ; il se montra tout à coup naturel, ingénu. De temps en temps, il reprenait son violon. Il nous fit entendre, entre autres choses, la scène de bal de Roméo et Juliette, de Berlioz. Ce fut un magique enchantement. Nous étions en Italie : la lune argentait de silencieuses allées de cyprès, de blanches statues de marbre scintillaient, on entendait le clapotement des fontaines ; puis un beau palais apparaissait, tout lumière et musique, une foule se pressait sous les lambris dorés en masques et en brillans costumes, le vent de la nuit apportait dans le jardin de gais accens de danse ; mais tout cela passait rapidement, et Juliette disait maintenant : « En vérité, je t’aime trop, beau Montaigu. »

Comme je remerciais le grand artiste en lui exprimant toute mon admiration pour son génie d’exécution, il répondit : — Pourvu que Remenyi s’approuve !.. Et il acheva sa phrase d’un geste expressif.

Il joua encore un duo avec Nandor, puis marchant gravement vers la pendule qui se trouvait sur la cheminée, il arrêta le balancier, et, se tournant vers le maître de la maison : — Que cette aiguille, dit-il, marque éternellement l’heure où Remenyi a joué chez vous ! — Horváth Károly, à qui il s’adressait, se mit à pleurer d’attendrissement, et tout le monde embrassa à tour de bras Remenyi.

Le lendemain, par je ne sais quel esprit de perversité, il se remit au concerto de Bach. Comme après tout il était sensible à une admiration que je ne cherchais guère à déguiser, il m’invita d’une façon pressante à aller passer quelques jours dans sa maison de Rakos-Palota aux portes de Pesth. Nous partîmes ensemble, voyageant à petites journées. Sur notre route, Remenyi s’arrêtait dans tous les villages, toutes les villes, tous les châteaux. Partout où il était connu, on le fêtait, choyait ; partout où il était inconnu, il n’avait qu’à se nommer, et portes et cœurs s’ouvraient largement. On m’a raconté qu’un jour il avait commandé une paire de bottes dans une petite ville où il venait de jouer. On les lui apporta avec la note acquittée par la municipalité. C’est que l’art est une gloire nationale ici, — l’art bohémien surtout, qui plonge au cœur de la Hongrie et dont les racines s’enlacent aux fibres du sol même.

Une question aussi intéressante que difficile à résoudre est constamment soulevée en Hongrie. La musique nationale hongroise appartient-elle