Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/955

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Oui, monsieur, Remenyi Ede, mon maître, a exprimé la volonté de travailler dès le matin, et tout voisinage lui est importun.

— Allez-vous-en au diable, vous et votre maître Remenyi Ede !

Le mouton devint pourpre et se mit à trembler de douleur. — Oh ! monsieur, monsieur, lui au diable, lui le grand violoniste, le successeur de Czermak, de Bihary !..

— Votre maître est bohémien ?

— Non, monsieur, mais il est le seul d’entre les violonistes actuels qui possède la tradition authentique de la musique bohémienne.

— J’aime cette musique, lui dis-je, et c’est pourquoi je me lève. Je descends au jardin.

— Oh, non ! monsieur, allez dans les champs. Tenez, — et il ouvrit une fenêtre, — tout le monde a quitté le château. — En effet, le maître de la maison et tous ses hôtes défilaient par la porte du jardin. Ils n’avaient pas dormi trois heures. Je les rejoignis, et tout le monde à la fois se mit à me raconter l’histoire de Remenyi.

À dix-sept ans, il avait été attaché en qualité de virtuose à la personne de Gyorgey durant la guerre de Hongrie. Il jouait du violon avant et après le combat. Quittant son pays avec l’émigration, il avait partagé l’exil du comte Teleki Sandor et d’autres vaillans, puis passé quelque temps à Guernesey, où il connut Victor Hugo. De là il était allé se faire entendre à Hambourg, à Londres, en Amérique, marchant de succès en succès. Revenu en Hongrie, sa renommée ne fit que grandir. Il voyagea quelque temps, traversant le pays en tout sens, émerveillant l’aristocratie et les paysans, et jouant avec le même brio et la même poésie dans les granges que dans les palais.

Je m’esquivai et rentrai dans le jardin, où je me blottis dans un massif de noisetiers. Remenyi jouait, il jouait… un concerto de Bach ! Je l’accablai des plus violentes malédictions. Comment ! c’est pour jouer un concerto de Bach que ce faux Rommy m’avait fait lever, m’habiller et courir les champs dès l’aurore !

Il parut à déjeuner ; c’était un homme de tournure et de traits vulgaires, ni grand ni petit de taille, ni maigre ni replet. Son visage cherchait à exprimer un certain dédain, mais il y avait quelque chose de débonnaire dans le regard, les mouvemens et la voix. — Remenyi a bien travaillé ce matin, — nous dit-il après déjeuner. (Il n’ouvre la bouche que pour faire son éloge et ne parle de lui qu’à la troisième personne.)

— Oui, un concerto de Bach, lui dis-je. — J’avais ce concerto sur l’estomac.

Il se redressa : — Remenyi joue aussi autre chose, — et, appelant Nandor, il demanda son violon. Vingt personnes coururent le chercher. Remenyi joua une hongroise, et dès les premières mesures le vaniteux disparut. La passion délirante, la verve dévergondée, la magie des ornemens