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attributs des races vierges de tout mélange, des yeux d’un calme brûlant d’une passion endormie. Çà et là des vieilles horrifiques, le visage brûlé, rouillé, tanné, et dont les yeux seuls avaient gardé leur éclat d’étoiles, étaient accroupies entourées de marmots dans l’état le plus primitif avec de gros ventres et des membres grêles. De grandes filles aux yeux orientaux, faits de nacre et de jais, aux joues fermes et polies comme du basalte, de formes vigoureuses, faisaient face à l’horizon vide et se découpaient avec dureté sur le bleu du ciel. Plusieurs d’entre elles étaient vêtues de drap écarlate, avec de petits corsets couverts de métal, des chemises lamées, pailletées de broderies, une profusion de verroteries ; au centre, il y en avait une dépassant de toute la tête ses compagnes, et qui sortait de ce milieu comme un rêve sort des trivialités de la vie. Son visage était d’une finesse et d’une suavité d’ovale inconnues parmi nous, avec des yeux aimantés, inquiétans, qui faisaient songer à des vices splendides ; un turban noir serrait ses cheveux noirs, une chemise d’une éclatante blancheur s’entr’ouvrait sur sa poitrine saillante ; elle avait au cou, entortillé cinq ou six fois en collier, un long chapelet de fleurs jaunes, aux mains des grappes de mêmes fleurs.

Les rayons rouges du soleil couchant éclaboussaient le bivouac avec une fantaisie, une furie d’effet sans pareilles. La nuit tomba, et toute couleur disparut. Le feu flambait maintenant, et des yeux luisans, des dents blanches, des mains mobiles, émergeaient au hasard de l’ombre. En dehors du campement, on ne voyait ni ciel, ni terre, ni arbres. J’avais exprimé aux bohémiens mon désir de les entendre, mais le silence avait répondu à mon appel. Hommes et femmes, étendus à plat ventre autour du foyer, buvaient l’eau-de-vie que j’avais fait chercher au village voisin.

Soudain une note étrange, longuement soutenue, me fit dresser l’oreille. Elle vibrait comme un soupir du monde surnaturel. Une autre la suivit, soumise, désolée, évoquant des choses terribles. Une pause survint, et un chant divin, large et sombre, se développa avec majesté. Les sons montaient, ondulaient, s’enflaient comme un immense choral avec une pureté, une noblesse incomparables de lignes. Il y avait là, pareils à des rayons d’étoiles brisés, tantôt éblouissans, tantôt sinistres, des souvenirs de ruines, de tombeaux, d’amour et de liberté perdus. Une nouvelle pause, et des strophes d’une allégresse effrénée éclatèrent. On retrouvait encore la phrase principale, mais se détachant comme une fleur de sa tige sous des myriades de notes ailées, des touffes de sons vaporeux, de longues spirales de fioritures transparentes et comme prismatiques ; elle revenait en rhythmes syncopés, pleine d’hésitation et de trouble, ou s’élançant d’une allure franche et franchement colorée.

Cependant les violons devenaient toujours plus hardis et plus impétueux.