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piqués sur leurs corps vivaces de roses gouttes de sang semblaient perler. À la sortie de ces bals, elles couraient de la ville à travers la plaine, vers le camp, dont les feux brillaient comme de grandes et rouges étoiles. Ces caravanes d’êtres étranges, qui gardent sous tous les cieux leur paresse rêveuse, leur rébellion au joug, leur amour de la solitude, m’attiraient avec un charme maladivement irrésistible. Je ne comprenais ni le mépris ni le dégoût dont ils étaient l’objet ; il est vrai que je ne les comprends pas plus aujourd’hui.

Je n’avais jamais entendu de musique tzigane. Quelques femmes Chantaient à Kief des couplets bohémiens en russe et sur des mélodies du pays ; mais en Russie, comme en Valachie, les bohémiens cultivent peu et mal la musique ; leurs chansons, qu’ils accompagnent d’une mauvaise guitare ou d’une espèce de mandoline, dépourvues d’originalité, sans verve, sans élan, ne laissent aucune impression précise. On m’avait dit des merveilles du génie musical des tziganes en Hongrie, Me voilà donc chevauchant vers la forêt. J’y arrivai après six heures de marche, et tout aussitôt je m’y perdis, — sans trop de regrets. J’errai longtemps ; un grand rideau noir sur ma tête, — plus loin, à une profondeur qui n’avait pas de limites, un ciel uni pareil à une conque de saphir ; des brises chaudes montaient du sol avec je ne sais quelles bonnes odeurs confuses ; les arbres, agités doucement, ondoyaient avec des rayons d’or dans leur feuillage ; sous les pieds du cheval, le froissement des feuilles mortes se mêlait à des chants d’oiseaux, à des bruits d’eau courante sous la mousse.

Le soleil déclinait lorsque mon cheval donna des signes de joie comme à l’approche de l’homme, et nous débouchâmes sur une clairière. Les bohémiens étaient là pêle-mêle, gens, chevaux, chariots, sur un terrain battu, brouté, avec des places noircies par le feu, et couvert de débris de plats de bois, de gamelles, de poterie grossière, de tessons, d’os rongés, de pelures de légumes ; parmi tout ce désordre de choses noirâtres, quelques coffres carrés aux vives couleurs, des lambeaux d’éclatantes étoffes. Un chien jaune à museau pointu, à oreilles droites, se tenait à l’entrée de la clairière ; de maigres petites filles allumaient un feu que la brise éparpillait en langues de flamme sous des pieux ajustés en triangle qui soutenaient une marmite. Je pensais déjà aux nourritures bizarres et suspectes que Goya jette dans les chaudrons des sorcières de Barahona, lorsque je vis une bohémienne traîner prosaïquement vers la marmite un paquet de poulets liés ensemble par les pattes et poussant des cris de détresse.

Groupés confusément sur le sol pelé, les hommes fumaient ; les uns rassemblés sur eux-mêmes et le menton sur leurs genoux, d’autres la nuque appuyée contre un arbre, d’autres penchés sur le coude, les doigts passés dans leur chevelure inculte. Tous avaient cette pureté de traits, cette noblesse nonchalante, avec un air de mélancolie pensive,