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échappent nécessairement aux conventions et sont hors de toute discipline. Vous me répondrez qu’il n’y a pas de lois à établir en matière de beauté, de plaisir et d’émotion ; vous aurez raison, et je m’en retourne écouter le vent qui s’endort sur la grande plaine.

On ne peut rien faire ici, sinon rêver, et trouver la vie belle et bonne. J’y étais très bien disposé, lorsque le retour de László m’a ramené au bruit, au monde, à l’ennui, à tout ce qui éparpille et réduit. László me fait consciencieusement les honneurs de son pays. Nous sortons tous les jours, déjeunant en compagnie à droite, dînant en gala à gauche, et ne rentrant d’ordinaire qu’au matin. Les repas sont abominablement longs, mais les poulets au paprika (espèce de poivre turc) et les vins de Hongrie excellens. Je vois des hommes qui mangent, boivent, rient, pleurent, comme ailleurs. Les femmes, d’une beauté puissante, d’une sensualité solide, ne montrent pas trop d’enthousiasme pour l’amour platonique. On leur baise les mains, des mains molles, sans nerfs, sans idées ; elles sourient. C’est bon signe quand les femmes sourient, dit un écrivain chinois.

Somme toute, ce sont d’excellentes gens, qui me prennent avec mon caractère, si opposé au leur, sans trop de difficulté. À deux pas de nous, la comtesse K…yi passe l’été dans une petite maison enfouie, comme la nôtre, dans des flots de verdure. Sa fenêtre s’ouvre à l’aube ; une tête blonde et vermeille paraît au milieu d’un cadre de feuillage : elle nous appelle, et nous passons une grande partie de la journée à lui raconter toute sorte de folles histoires. Dans l’après-midi, la comtesse nous mène dans ses vignes. On y mange de beau raisin, que ses belles mains (les seules intelligentes que j’ai rencontrées jusqu’ici) détachent avec des ciseaux d’or, des pêches fondantes, des figues parfumées. La comtesse dit des riens charmans qu’on écoute sérieusement ; on écoute, on regarde et on rentre à la tombée de la nuit pour recommencer le lendemain.

Tout le monde est si aimable, si accueillant, si accaparant, qu’il est difficile de se soustraire à une hospitalité caressante, flatteuse. Je m’y abandonnais ; mais un matin on me parla d’un camp de bohémiens dans la forêt de T…, à huit ou dix lieues de N… Un heure après, j’étais en route pour la forêt. Ma première jeunesse avait été fortement frappée par les errantes apparitions des bohémiens à Kief. Je les rencontrais se promenant familièrement dans les rues et offrant aux passans des amulettes, ou, sur les rives du Dnieper, accroupis dans quelque creux de rocher, le menton sur les genoux, et regardant les plages jaunâtres et désolées des côtes opposées de leurs yeux fauves et rêveusement tristes. Le soir, les femmes dansaient avec des jupes décorées de morceaux d’étoffe rouge découpés en cœurs. C’étaient là de terribles, de mystérieux morceaux d’étoffe, et des danses méchantes, enflammées d’hystérie. L’air s’embrasait à leurs tournoiemens lascifs, et des cœurs