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avait dit Alfieri en voyant nos sans-culottes ; il est probable que Gorani, qui avait passé du comte d’Oeiras à Robespierre, dut penser quelque chose de pareil. Dix jours avant sa fuite de Paris, il avait entendu au club des Cordeliers un orateur de vingt-six ans proposer qu’on massacrât tous les citoyens sexagénaires et toutes les femmes qui auraient passé la cinquantaine, « afin de ménager les approvisionnemens. » Ces férocités effraient les hommes sur le retour en temps de guillotine. Gorani écrivit donc des Lettres aux Français, imprimées à Francfort en 1794, avec la fausse date de Londres, pour servir de contre-partie à ses lettres aux souverains ; il avait parlé aux rois en républicain, il nous parlait en royaliste. Ces repentirs ne l’empêchèrent point, dans une courte apparition qu’il fit à Paris en 1796, d’y passer pour un septembriseur. Mal vu des monarchistes parce qu’il avait été girondin, mal vu des patriotes parce qu’il était devenu monarchiste, mal vu des catholiques parce qu’il avait passé à Luther, mal vu des protestans parce qu’il avait gardé des mœurs un peu catholiques, mal vu des philosophes parce qu’il ne cachait pas certains sentimens religieux, il expia durement la mobilité de son esprit et les inconséquences de sa conduite. Il n’éprouva pas un mécompte qui ne fût le châtiment d’une erreur ou d’une sottise ; sa vie peut donc intéresser les moralistes, si elle repousse à et là quelque puritain. Il avait assez d’esprit, de culture, de naissance et d’ambition pour arriver aux premiers rangs, mais il n’y put jamais rester assis, tant il aimait à changer de place. Il eut trop d’affaires pour un philosophe, trop d’idées pour un homme d’action, trop de conscience pour un homme politique, trop de politique pour un honnête homme, une ambition qui visait haut, mais qui manquait de souffle, un vif sentiment du juste et du bien, trop vite découragé par la vue du monde, un coup d’œil assez prompt, net et clair, mais dispersé sur trop de choses, une audace qui osait entreprendre et qui ne savait persévérer, une souplesse et une finesse trop souvent compromises par l’orgueil de la race et la chaleur du sang, enfin un ensemble de qualités et de défauts qui ne pouvaient aller ensemble. C’est pourquoi sa vie fut manquée, et cependant il aurait pu dire dans sa vieillesse : « Je méritais mieux que ce que je suis, et je valais mieux que ce que j’ai fait. »

Il disparut en 1793, à l’âge de cinquante-trois ans ; il se traîna encore dans l’ombre, à Genève, complètement oublié, jusqu’au 15 décembre 1819. Quinze ans auparavant, en 1804, les auteurs du Dictionnaire historique avaient publié sa nécrologie.


MARC-MONNIER.