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il n’est pas mal qu’on ait une faute à réparer, cela engage à faire de grands efforts pour forcer le public à l’estime et à l’admiration, et assurément son vilain mari n’aurait fait aucune des grandes choses que ma Catherine fait tous les jours. » Gorani ne partageait pas l’engouement de Voltaire pour cette souveraine, qu’il avait vue de trop près ; cependant il se garda bien d’y rien objecter, « ne voulant pas s’attirer la haine de cet homme de génie. » Il consentit même à entrer dans les plans du vieillard qui de Ferney menait tant de choses. Ici les mémoires que nous résumons deviennent curieux ; copions-les sans les retoucher.

« On sait que Voltaire n’avait pas borné sa haine au catholicisme, qu’il fut le premier à désigner sous le nom d’infâme, mais il (haïssait] aussi le musulmanisme. Or, dans toutes ses lettres à Catherine II, il ne manque jamais d’insister pour qu’elle chassât les Turcs de l’Europe et pour qu’elle établît le siège de son empire à Constantinople. Diderot, d’Alembert et plusieurs hommes célèbres secondaient Voltaire et ne manquaient pas d’aigrir l’impératrice contre les Turcs…

« Peu de jours avant d’avoir reçu une seconde invitation pour aller passer quelques jours au château de Ferney, deux autres Milanais s’y étaient présentés. Voltaire leur fit des questions sur ce qui me regardait personnellement. Ils lui apprirent que j’avais fait la guerre de sept ans, que je m’y étais comporté avec valeur, que j’avais été en faveur à la cour de Lisbonne, que je l’avais quittée sans sujet et par caprice, que j’avais été aussi en faveur à Vienne, où je m’étais perdu par mes imprudences, et que je venais de marier ma sœur avec le dernier rejeton de la famille impériale des Comnène. Ayant appris toutes ces particularités (particolari), Voltaire conçut un projet pour l’exécution duquel je lui paraissais l’homme le plus capable.

« Le 11 juillet 1769, étant allé à Ferney pour y passer quelques jours, le patriarche me fit d’abord entrer dans son cabinet, et à peine y étais-je qu’il me demanda quelques explications… Je lui fis alors un narré clair et véridique des raisons qui m’avaient engagé à quitter le Portugal, et de celles qui m’avaient attiré les deux disgrâces à la cour de Vienne. Mes explications plurent au patriarche, qui me dit qu’il me croyait un homme appelé à de grandes entreprises, et qu’il voulait m’en proposer une d’un genre élevé et qui me fournirait des occasions de faire briller mes talens et mon courage, d’autant plus qu’il trouvait en moi une réunion de circonstances pour avoir les plus grands succès, puisque je venais cette année même de marier ma sœur au rejeton unique de la ligne légitime des empereurs de Constantinople et de Trébizonde, le comte Alexis Comnène.