blessé à la tête, fut porté à Weissig, puis à Grossenhain. Il guérit au bout de huit jours ; seulement il était plus pauvre que jamais. On lui comptait bien sa solde, mais en fausse monnaie, et le malheureux était forcé de passer des journées entières au lit pour laisser sécher, quand on la lavait, son unique chemise. Il n’en admirait pas moins le grand Frédéric, qui l’avait mis en cet état et qui lui donnait de l’argent falsifié. Il obtint un jour l’honneur de voir le royal philosophe de Sans-Souci, qui daigna lui adresser une parole aimable. Il y a des vainqueurs qui imposent même aux vaincus ; Goethe se laissa décorer par Napoléon. Disons pourtant, pour excuser Gorani, que les Milanais de son temps n’avaient pas de patrie.
Les prisonniers de la Prusse donnaient leur parole d’honneur de ne point s’évader, sur quoi on leur laissait leur épée. Gorani put donc rester armé ; il n’en faillit pas moins geler en route, quand il fut transporté à Berlin dans un chariot découvert, par un froid de Brandebourg. À leur arrivée dans la capitale prussienne, les prisonniers autrichiens furent insultés par la populace, qui les prenait pour des Français pris à Rosbach : on ne nous a jamais aimés dans ce pays-là. Quand Gorani eut bien prouvé qu’il n’était pas Français, on le laissa tranquille. Il obtint même plus tard, à Berlin, la protection d’une grande dame qui était l’amie de Formey. Ce docteur protestant, que la Prusse opposait alors à Voltaire et à Jean-Jacques, devint l’instituteur du prisonnier ; il lui apprit les langues mortes, les sciences et la religion, et le conduisit à Potsdam, où il lui montra, sur la table du grand Frédéric, un volume de Plutarque ouvert à la vie de Caton ; le souverain ne l’avait lu qu’à moitié. Gorani sortit des mains de Formey tout à fait régénéré ; par malheur, il quitta Berlin et fut confiné à Magdebourg, où le diable le reprit de plus belle. Il y avait là 1,600 officiers prisonniers de guerre et payés en fausse monnaie ; ils jouaient pour vivre et trichaient à qui mieux mieux. Un joueur plus fort qu’eux, un Milanais nommé Casellas, instruisit son compatriote dans l’art de piper les dés et de faire sauter la carte. Il l’associa même à une banque, où il fit de gros bénéfices ; mais Gorani, qu’on tentait aisément, se dégoûtait vite : il guérit du jeu comme il avait guéri du vin et d’autres maladies prises-nu couvent. Il resta pourtant libertin et le fut toute sa vie, par ostentation peut-être.
Pendant sa captivité en Prusse, il dut changer souvent de résidence ; il fut pendant quelque temps interné à Stettin, où il vit le régiment de Beveren, C’était une phalange de colosses embauchés dans tous les pays chrétiens. Un jour que Gorani mangeait dans un cabaret avec un gentilhomme de ses amis, survint une sorte de géant qui sauta au cou de ce gentilhomme en lui disant : « Vous êtes de mon pays, vous avez l’accent de Bologne. » Ce géant était