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un lieutenant-colonel et un major, avec le devoir de faire des visites continuelles à tous les postes pendant la durée de vingt-quatre heures. Ces messieurs ne nous visitèrent heureusement que pendant le jour et nous oublièrent après, apparemment parce qu’ils n’avaient pas assez froid pour se chauffer à notre position, où le feu n’avait pas cessé de toute la nuit. Si nos visiteurs nous avaient vus, ils nous auraient trouvés tous ivres, et, selon nos lois militaires, nous aurions tous été condamnés à mort ou pour le moins à être cassés avec infamie, parce que nous étions dans un poste destiné à se battre sans cesse contre l’ennemi. Le fait est que, chaque officier étant forcé de faire la ronde à tour de rôle pendant une heure, je me trouvai deux fois, pendant la nuit et à l’aube du jour, au milieu des flammes, des décombres, des morts et des mourans sans avoir une égratignure, mais ayant sur moi plusieurs taches de sang. Mon chapeau et mon habit avaient des marques de coups de sabre et de balles de fusil, car on m’assura que je m’étais conduit comme un héros et qu’on avait eu de la peine à m’emporter lorsqu’on m’avait cru blessé. » Il paraît qu’en effet l’affaire avait été chaude ; le détachement de Gorani avait perdu, entre tués et blessés, un capitaine, deux lieutenants et une soixantaine d’hommes ; mais il avait fait plus de mal encore aux Prussiens, et leur avait pris cent prisonniers et cinquante déserteurs. « Lorsque nous fûmes relevés à dix heures du matin, après avoir annoncé mon retour à mes supérieurs, je me retirai dans ma tente, où je dormis comme un bloc, et je n’ouvris les yeux que lorsqu’on vint m’appeler de la part du colonel. »

Cette action d’éclat fit à Gorani le plus grand honneur et aussi le plus grand bien, car il ne se grisa plus de sa vie. Il passa en Bohême l’hiver de 1758 à 1759, assez mécontent de sa famille, qui le laissait sans argent. Il en fallait alors pour avancer. Sa mère lui envoyait « des lettres ascétiques au lieu de lettres de change. » Il se refaisait par le jeu ; il gagna un soir 16,000 florins, qu’il ne reperdit quelques jours après qu’en partie. En 1759, il prit part à de nouveaux combats, et y gagna le grade de premier lieutenant effectif. Un jour, le 29 novembre, il fut envoyé avec un lieutenant-colonel et 400 hommes à Hermsdorf (en Saxe) pour y installer un nouveau camp ; cette petite troupe se mit en marche à travers un épais brouillard, avec des paysans pour guides. Les paysans, de bonne ou de mauvaise foi, se trompèrent de route, et tout à coup, le brouillard s’étant levé, les 400 hommes se trouvèrent à Lungwitz, cernés par 3,000 cavaliers prussiens. Ils firent bonne contenance, et, après avoir fusillé leurs guides, se formèrent en bataillon carré ; cependant ils furent culbutés en un clin d’œil et durent se rendre après trois décharges, en laissant sur le carreau 83 morts. Gorani,