Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/861

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’un grenier cette vieille figure qui a de l’expression et de l’agrément, sinon de la correction et de la grandeur.


I.

Joseph Gorani naquit à Milan le 15 février 1740, et non en 1744, comme le disent les dictionnaires de biographie. Il était de bonne famille et il eut le droit de porter le titre de comte. Un Gorani, son trisaïeul, homme de loi très riche, avait fait à Milan très grande figure et s’était construit un palais dans une rue qui porte encore son nom. Cependant dès son enfance le petit Joseph croyait descendre de plus haut ; on lui avait dit au berceau qu’un de ses ancêtres, Gorano ou Corano, avait été en 501 roi d’Ecosse. Le nom de ce souverain, qui, paraît-il, fut assassiné par des conjurés après trente-quatre ans de règne, se trouve consigné dans le Mappamondo istorico du jésuite Antonio Foresti (Venise 1710) ; mais ce révérend père ne dit pas comment du roi écossais dérivèrent les comtes lombards, et Joseph le sut d’autant moins qu’il était le cadet de plusieurs frères et qu’on ne lui laissa jamais consulter les archives de sa maison. Un cadet de famille qui se croit de sang royal, marquons bien au début ces deux traits, qui nous expliqueront toute la vie de l’homme : de là son mécontentement, son esprit de révolte, son ambition effrénée, les contradictions de sa pensée et de sa conduite, la mobilité, l’agitation de ce Macbeth de comédie, à qui sa nourrice avait dit : « Tu seras roi ! »

Quand il allait naître, sa mère, qui avait beaucoup de dévotion et peu de culture, rêva une belle nuit qu’il serait un saint homme et gouvernerait un ordre religieux. Dès qu’il put marcher, elle le mit aux barnabites : c’était sa manie d’enfermer sa famille dans des couvens. Elle n’y avait pas réussi avec son fils Charles, qui était bien entré aux jésuites, mais avait quitté l’habit de l’ordre quinze jours avant l’heure où il aurait dû faire sa première profession. Il eut du succès dans le monde et beaucoup d’aventures galantes, sur quoi il partit pour la guerre, où il fut tué. Les jésuites inscrivirent cette mort parmi les accidens sinistres auxquels doivent s’attendre ceux qui ont quitté leur compagnie. Quant à Joseph, bien que maladif et obsédé d’exhortations pendant ses convalescences, il résista aux pieux efforts de ses maîtres, qui auraient voulu le retenir auprès d’eux. Il ne voulait pas être barnabite, il aspirait à la royauté. Aussi n’avait-il qu’une idée en tête : entrer dans l’armée, et à cet effet s’échapper du collège. Une première tentative d’évasion ne réussit pas ; à la seconde, il put se réfugier dans la citadelle et offrir ses services au colonel, qui consentit à le garder. L’éducation militaire lui fit du bien ; la caserne était alors moins vicieuse que le