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mains étrangères, ils repoussent les secours du dehors et s’enferment dans une législation surannée et d’exception, qui est leur sauvegarde éphémère. Combien de temps pourront-ils se maintenir dans cet isolement ?

La population de la Turquie forme diverses grandes agglomérations qui se distinguent aisément les unes des autres par les habitudes, les mœurs et une autonomie acceptée par le gouvernement lui-même. Jusqu’à ces dernières années, les Turcs constituaient une caste privilégiée, assez semblable à notre noblesse de l’ancien régime, et non toujours exempte de morgue et de dureté envers les raïas. Cette disposition du vainqueur à se constituer en aristocratie semble une conséquence naturelle de la conquête, et on la retrouve dans toutes les conditions analogues, dans l’Inde chez les Anglais, en Amérique et en Algérie chez beaucoup de nos colons. Il y a quarante ans à peine, lorsqu’un Turc passait dans la rue, tout raïa devait lui faire place et le saluer. Un peu plus tard, lorsqu’on établit les premiers bateaux à vapeur sur le Bosphore, le pont était séparé en deux parties par une toile ; les raïas occupaient l’avant et les Turcs seuls l’arrière. Aujourd’hui ces inégalités extérieures ont disparu, mais je n’oserais affirmer qu’elles n’aient laissé aucune trace dans les esprits et qu’il n’ait pas survécu certains préjugés de supériorité d’un côté, certaines défiances de l’autre, préjugés et défiances qui nuisent également à tout essai de conciliation. Dans les derniers mois de l’année 1871, et sous le vizirat de Mahmoud-Pacha, un arrêté du préfet de Constantinople défendit aux chrétiens de fumer sur les bateaux, dans les rues et sur le seuil des maisons, en temps de ramazan, pour ne pas incommoder les Turcs. Il fallut de nombreuses et hautes interventions pour que cet arrêté ne reçût pas son exécution.

Dans aucune autre capitale de l’Europe, les divers groupes composant la cité commune ne conservent des caractères aussi tranchés et aussi dissemblables qu’à Constantinople. L’éducation, qui partout ailleurs réunit les enfans et les jeunes gens dans des centres communs et, en élargissant les idées, établit peu à peu des liens d’union et de fraternité, a tendu plutôt jusqu’ici à éloigner tout rapprochement, parce que chaque famille nationale entretient à ses frais ses maisons d’éducation, où l’enseignement est donné dans la langue maternelle et où on s’efforce de maintenir les traditions religieuses et les préventions politiques, La séparation est restée surtout profonde entre les écoles chrétiennes et les écoles turques ; ce n’est que par exception que quelques élèves chrétiens ont pu s’introduire à l’école de médecine et à l’école militaire.

Les chrétiens des divers cultes, ainsi que les juifs, comptent un