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elle parvint à se dominer et entra ; mais en apercevant ce blanc fantôme dont les yeux noirs seuls vivaient, passionnément fixés sur elle, son pauvre cœur lui manqua de nouveau ; l’instant d’après elle était à genoux auprès du lit et sanglotait. Kike étendit ses mains tremblantes, attira cette tête dorée sur sa poitrine, qui respirait à peine, et lui dit tout ce qu’une tendresse impitoyablement refoulée peut trouver d’irrésistible lorsqu’elle déborde à la fin, rompant les digues d’une volonté surhumaine. Ensuite ses paupières retombèrent. Pendant longtemps on n’entendit plus rien.

Quand les larmes de Nettie furent épuisées, ils parlèrent du passé, de tout ce qu’ils avaient ressenti, de tout ce qu’ils retrouveraient dans les sphères immortelles. Personne ne troubla ces fiançailles pour l’éternité.

Lorsque Patty revint de chez Pinkey, qu’elle avait été voir un instant pour être tourmentée par les questions les plus insupportables sur Morton Goodwin et sur ses fiançailles avec Anne-Éliza, elle trouva son cousin beaucoup mieux ; mais cette lueur de vie ne pouvait être de longue durée, le remède du bonheur était venu trop tard. Tandis qu’il sommeillait apparemment, Morton et le docteur échangeaient auprès de son lit des réflexions douloureuses.

— Quelle folie d’avoir ainsi abusé de ses forces ! disait l’un.

— Pourquoi n’a-t-il jamais voulu se soigner ? reprenait l’autre. Kike les interrompit tout à coup. — Nettie, lisez-nous donc le XXVIe chapitre de saint Matthieu, du 7e verset au 13e.

La pauvre enfant ouvrit le livre et lut tout ce qui concerne le vase d’albâtre rempli d’un parfum très précieux qui fut brisé sur la tête de Jésus, au grand scandale de ses disciples. Quand elle eut achevé, Kike leva un regard triomphant vers le docteur : — Vous avez raison, dit celui-ci ; vous êtes plus sage que nous, mon ami. Rien n’est perdu de ce que donne l’amour. C’est un vase très précieux que vous avez brisé sur la tête du Christ ; il ne l’oubliera pas.

À partir de cette heure, la lampe baissa rapidement ; à peine Kike put-il reconnaître sa mère et Brady, que l’on avait fait avertir et qui accouraient éplorés.

Au moment d’expirer, il reprit connaissance, imposa ses mains maigres et déjà glacées sur Nettie agenouillée tout près de lui, puis les leva vers le ciel en criant faiblement : — Maître, je ne me sui rien réservé !

La mort n’est pas toujours triste. N’avez-vous jamais assisté, du sommet d’une montagne, à l’un de ces couchers de soleil après lesquels le monde, transfiguré par la gloire des rayons resplendissans, reste longtemps baigné à l’horizon, même après que plus bas a commencé la nuit, d’une teinte vive et radieuse, souvenir persistant des pompes de la soirée ?