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promis de n’avoir jamais en ce monde rien qui lui appartînt ? Et on lui proposait le ciel sur la terre !

— Je ne puis abandonner mon œuvre, vous le savez bien, dit-il avec effort. — Ce n’était pas avec cette mollesse qu’il eût naguère repoussé la tentation.

— Jeune homme, dit le docteur, vous voyez que je me rends utile ici, quoique je ne prêche plus. J’ai même la conscience de n’avoir jamais fait autant de bien que depuis que j’exerce la médecine. Il me faut un auxiliaire intelligent. Faire valoir mes terres et soigner mes malades, c’est trop à la fois. Chargez-vous de la ferme et prêchez tous les dimanches, si vous voulez, dans le pays à vingt milles à la ronde ! Préférez-vous étudier la médecine, et, quand je serai vieux, hériter de ma clientèle ? C’est une mort certaine qui vous attend, si vous continuez vos perambulations. Vivez plutôt auprès de nous, soyez mon aide. — Il avait failli prononcer mon fils, — et ce fut le mot que Kike entendit. — Pensez-y, dit le docteur en se levant, et souvenez-vous que nul n’est obligé à se tuer.

Tout le jour, Kike réfléchit, s’efforçant de voir clair dans son âme émue ; tout le jour, Nettie trouva moyen de venir dans la chambre pour de petites commissions. Chaque fois qu’elle entrait, il semblait à Kike qu’il pouvait sans crime accepter l’offre du docteur, et chaque fois qu’elle sortait il tremblait de trahir son devoir. La conscience de Kike s’était assoupie pendant sa convalescence ; éveillée désormais, elle attendait une inspiration, un mouvement intérieur de l’esprit, — Les piétistes de l’ouest, croyant que la prière leur valait une direction divine immédiate, tiraient volontiers de la Bible des horoscopes et des présages. Kike ouvrit donc la Bible au hasard et tomba sur ce texte : « Simon, ne m’aimes-tu pas plus que ceux-là ? » Il ne douta pas un instant que la divine question ne lui fût adressée ; avec un soupir il répondit : — Seigneur, je ne me réserverai rien ! — Mais cette promesse fut faite pendant la nuit, et les premières lueurs du matin renouvelèrent ses hésitations. L’énervement de la convalescence devait être pour beaucoup dans cette faiblesse. N’importe, il sentit que, s’il restait encore un jour, on saurait lui persuader qu’il se trompait, qu’il exagérait. Déjà il n’était que trop disposé à le croire lui-même. Kike alla dire adieu à ceux qui lui offraient un paradis de repos et d’amour, paradis dont il se bannissait volontairement avant que les brouillards du matin ne se dissipassent pour le lui laisser voir une fois de plus dans sa beauté sereine, irrésistible.

Le docteur, sa femme et leur fille aînée le reconduisirent navrés jusqu’à la porte, Nettie était restée seule en arrière, craignant, pauvre fille, que son visage mobile ne trahît la première douleur qu’elle eût jamais éprouvée.