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a menés loin du vulgaire, à de belles et charmantes contrées : nous les suivons de nos sympathies et de nos vœux ; qu’ils nous permettent cependant de regarder la grande route, et de souhaiter qu’elle soit sûre et commode pour tant d’ouvriers intelligens et instruits qui voudraient y entrer de si bon cœur, si on leur donnait le léger viatique sans lequel ils ne peuvent commencer leur voyage.

Certes l’instruction, telle qu’elle est donnée en France, développe des qualités précieuses pour l’érudit. Quand elles se rencontrent chez un esprit appliqué aux hautes études, elles lui assurent une supériorité très particulière. Les sciences les plus spéciales seraient gravement compromises le jour où elles perdraient le genre de mérites que la France y porte d’instinct. Il n’en est pas moins vrai, quelle que soit la valeur d’une foule de beaux ouvrages, que le nombre des travailleurs est trop faible parmi nous, que l’initiative personnelle y tient une place trop grande. Il y a nécessité, il y a devoir de considérer surtout les côtés par lesquels l’Allemagne l’emporte sur nous. Le but n’est pas d’emprunter à l’étranger toutes ses méthodes au risque de perdre nos qualités ; il est seulement de fortifier nos propres aptitudes en nous inspirant parfois des exemples que nous donnent nos émules.

La France n’aura jamais exactement les procédés de travail de l’Allemagne. Si elle voulait y prétendre, elle méconnaîtrait le génie qui lui est propre, et n’arriverait qu’à une médiocre imitation. Sachons donc bien que nous n’atteindrons pas à la patience de nos voisins, qu’il sera toujours impossible à la plupart d’entre nous de réduire la vie à un ordre particulier de questions, et d’y rester enfermés sans nous plaindre qu’elles soient trop arides. Quoi que nous fassions, la généralité des choses, les vues pratiques, les applications immédiates, viendront nous solliciter dans notre cabinet d’étude. Nous ne perdrons pas cette facilité, qui est une des conditions de la souplesse et de la force de notre caractère, ce vif esprit qui, dans ses plus libres caprices, résume une philosophie profonde. Nous lutterons en vain ; ce qui est humain dans la science, les hautes idées qui l’animent et parfois précipitent sa marche trop rapidement, les charmes du goût et de la grâce, les enthousiasmes pour les beautés morales et pour les systèmes, nous trouveront toujours sensibles. Ces passions ont été de tout temps une des grandes raisons de notre activité scientifique ; on ne saurait y toucher sans craindre de compromettre le principe même de notre énergie intellectuelle.