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jeter sur ses armes. M. de Bismarck répondait d’un ton dégagé qu’on en viendrait à bout. — On en viendrait à bout, soit ; mais il y aurait combat, Paris serait dévasté, et « pour nous, ajoutait M. Thiers, ce serait un malheur, pour vous une honte éternelle. » Au dernier moment, le roi mettait le négociateur français à une nouvelle et suprême épreuve ; il lui faisait dire : « Si vous voulez abandonner Belfort, nous n’entrerons pas dans Paris. » M. Thiers répondait aussitôt : « Non, non, plutôt que de perdre notre frontière, j’aime mieux toutes les humiliations qu’il vous plaira de nous infliger. Entrez dans Paris si vous voulez, mais je garde Belfort. » C’était le 26 février. Cette lutte pour un fragment de territoire patriotiquement gardé au prix d’une dangereuse épreuve qu’on ne pouvait pas épargner à Paris, cette lutte avait duré plus de douze heures passées en consultations entre le roi, M. de Bismarck et M. de Moltke. M. Thiers ne pouvait revenir de Versailles qu’assez avant dans la soirée, rapportant enfin le dernier mot de ses efforts à la commission des quinze, qui l’attendait depuis longtemps, inquiète de la signification de ce retard, ne sachant plus ce qu’elle devait désirer, un dénoûment pacifique ou une rupture.

Plus d’une fois en effet, pendant cette mortelle négociation, lorsqu’après s’être résigné à tout, à la cession de Strasbourg et de Metz comme à l’indemnité légèrement diminuée, il se voyait menacé de ne pouvoir même réussir à garder Belfort, M. Thiers s’était demandé s’il n’avait pas épuisé les sacrifices, s’il ne valait pas mieux continuer la guerre que de céder, et il ne l’avait pas caché à son tout-puissant adversaire. La commission des quinze avait eu, selon son propre aveu, ses découragemens et ses tentations ; elle avait examiné cette possibilité extrême de « laisser à l’ennemi le fardeau des ruines de la France, assez lourd peut-être pour l’écraser lui-même. » Le sentiment de la nécessité supérieure de la paix l’avait emporté sur tout, et on avait eu la courageuse sincérité de s’avouer que les embarras de l’ennemi ne seraient qu’une médiocre compensation des nouveaux malheurs auxquels le pays serait exposé. — Puisqu’il en était ainsi, a-t-on dit, puisqu’on allait se trouver aux prises avec de si criantes exigences dans des conditions si dangereusement inégales, pourquoi ne pas prendre le temps de consulter les puissances, de les appeler au redoutable tête-à-tête, de provoquer de leur part une action amicale et modératrice ? Pourquoi ne point mettre à profit cette reconnaissance que les cabinets se hâtaient d’envoyer au nouveau gouvernement né de l’assemblée de Bordeaux ? C’est en parler un peu à l’aise. M. Thiers, qui avait parcouru l’Europe quatre mois auparavant pour chercher des appuis, M. Thiers, je suppose, n’aurait pas demandé mieux que de trouver