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avec les membres de la commission des quinze qui l’attendaient pleins d’anxiété, empressés à recueillir ses impressions, ses chagrins ou ses espérances, qui n’avaient jamais été bien vives, qui allaient en diminuant, sans que son courage fléchît dans l’épreuve. Il racontait aux quinze les efforts qu’il avait faits, les difficultés contre lesquelles il avait à lutter, les résultats « obtenus ou subis. » On s’accoutumait en commun aux amertumes que M. Thiers était le premier à dévorer, qu’il s’efforçait peut-être quelquefois d’adoucir, ne fût-ce que pour préparer ses collègues à les accepter avec lui.

Au commencement, tout avait paru s’engager assez bien. M. Thiers et M. de Bismarck se connaissaient depuis longtemps ; ils s’étaient vus à Versailles au mois de novembre, à ce moment où, s’ils eussent été seuls, ils auraient essayé sans doute de signer la paix. Maintenant ils se retrouvaient aux prises, discutant tout, les grandes et les petites choses d’une telle négociation. Bientôt la discussion devint violente. Si cruellement inégale que fût la situation, M. Thiers soutenait le choc. Il restait comme « le roseau pensant » de Pascal, obligé de plier, mais sachant qu’il plie, et encore de force à inquiéter son interlocuteur par la clarté impérieuse de la raison et du droit, à lui faire sentir l’excès de ses arrogances et de ses prétentions. M. de Bismarck, de son côté, se laissait aller à de véritables emportemens, s’agitant comme s’il n’avait pas eu la puissance, ayant recours au roi ou à M. de Moltke quand il se sentait à bout et qu’il voulait en finir. Tout cela se passait dans un cabinet de travail où il y avait une pendule avec un bronze représentant Satan enveloppé de ses ailes et méditant. « Ah ! disait peu après M. de Bismarck avec une familiarité de vainqueur en montrant cette pendule, — Thiers la détestait bien, nous avons longtemps discuté devant elle… Il ne pouvait la voir et répétait toujours : — Le diable, le maudit diable ! — La paix a été signée devant elle, Thiers ne l’aime pas[1] ! .. »

Je le crois bien, que M. Thiers n’aimait pas le « maudit diable » qui n’était peut-être point sur la pendule. Si préparé qu’il fût à d’inévitables sacrifices, il ne pouvait s’attendre aux conditions qu’il avait à débattre pendant ces heures de délibération qu’on avait commencé par lui mesurer. Qui ne se souvient de la carte que les alliés avaient tracée en 1814, qui indiquait tout ce qu’on voulait dès ce moment enlever à la France, et qui ne devint inutile que parce que

  1. M. de Bismarck, à ce qu’il paraît, tenait à emporter cette pendule historique ; la propriétaire de la maison n’était nullement disposée à la céder. On a fini par emporter à Berlin le balancier, de sorte que la pendule est restée marquant l’heure où quelques jours plus tard M, de Bismarck quittait définitivement Versailles et la France. — Versailles pendant l’occupation, par M. E. Delerot.