Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/743

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il avait dit avec une irritation altière à nos généraux : « C’en est assez, il faut que la France soit châtiée de son caractère agressif et ambitieux. Nous voulons pouvoir enfin assurer la sécurité de nos enfans, et pour cela il faut que nous ayons entre la France et nous un glacis ; il faut un territoire, des forteresses, des frontières, qui nous mettent pour toujours à l’abri de toute attaque de sa part… » Ceux qui parlent sans cesse de ce que l’empire aurait pu obtenir oublient que c’est à l’empire encore debout qu’on adressait ce hautain langage. Quelques jours plus tard, le 16 septembre, par une circulaire datée de Reims, le chancelier prussien avait signifié ouvertement aux puissances de l’Europe ses desseins de conquête sur la Lorraine comme sur l’Alsace, et voici une particularité étrange. L’Angleterre, en recevant cette notification, avait demandé si par la circulaire on avait voulu l’inviter à donner son avis, si elle devait répondre. On lui avait dit que ce n’était pas nécessaire, et elle avait gardé le silence. Puisque M. de Bismarck n’avait pas besoin de l’avis de l’Angleterre, l’Angleterre n’avait point manifestement à exprimer une opinion, pas plus sur la circulaire du 10 septembre que sur tout le reste ! Depuis lors les intentions de la politique allemande n’avaient fait nécessairement que s’affermir par la continuité des succès et s’affirmer sous toutes les formes jusqu’au commencement de 1871.

Y avait-il eu un moment, deux ou trois mois plus tôt, où la paix aurait pu être moins dure dans ses conditions essentielles, où, comme on l’a dit, elle n’aurait coûté que l’Alsace et 2 milliards ? Je ne sais ; ce qu’on a donné quelquefois comme une certitude était une impression de M. Thiers, qui désirait avant tout arracher la France à cette effroyable crise où il la voyait se débattre sans espérer pour elle de meilleures chances. « Convaincu par ce que j’avais vu, a-t-il dit, qu’on ne parviendrait qu’à prolonger les ravages de la guerre et à empirer les conditions de la paix, j’avais l’âme brisée, et j’entrevoyais des malheurs encore plus grands que ceux qui nous accablaient. » Dans tous les cas, le moment était passé, les malheurs étaient arrivés, et ce n’est pas après quatre mois d’occupation de Metz, après la chute de Paris, la reddition de Belfort et la défaite de toutes nos armées, que M. de Bismarck devait être disposé à diminuer des prétentions si hautement affichées dès le début. Ces prétentions, on ne pouvait que les retrouver entières, aggravées sans doute par quatre mois de guerre, proportionnées à nos désastres, et cette fois précisées avec l’inflexibilité froide de la victoire.

Le jour de son arrivée à Versailles le 21 février, M. Thiers était impatient d’aborder toutes ces difficultés qui l’attendaient, qu’il ne démêlait encore qu’à moitié peut-être, auxquelles il n’avait à