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nécessité et dont on ne pouvait entrevoir les conditions sans un serrement patriotique ? Elle dépendait de celui qui en avait seul le secret, puisque seul il connaissait la mesure des prétentions allemandes. Jusque-là, M. de Bismarck avait évité de dire le dernier mot de sa politique ; il avait laissé tout craindre sans rien préciser, et les négociateurs français ne savaient pas au juste ce qu’il voulait, ou du moins tout ce qu’il voulait. Peut-être gardaient-ils la suprême et vague illusion de trouver à Versailles une certaine modération relative, une certaine disposition à ne pas trop abuser de la victoire, et c’est apparemment ce que M. Jules Favre voulait dire lorsque dans l’intimité d’un bureau de l’assemblée, à propos de la motion de M. Keller, il laissait échapper ces paroles étranges ; « À l’heure présente, la Prusse n’a pas encore demandé la cession de l’Alsace et de la Lorraine ; il est possible qu’elle ne demande pas cette cession, qu’elle se contente d’une simple neutralisation. » Officiellement, diplomatiquement, c’est possible, rien n’avait été formulé dans un irrévocable ultimatum ; moralement, depuis cinq mois la paix, avec tout ce qu’il y avait à redouter, était écrite dans l’aveu retentissant des ambitions prussiennes, dans une série de manifestations significatives, jusque dans la différence des systèmes d’occupation appliqués aux départemens qui devaient rester français et aux provinces que l’Allemagne s’adjugeait dès lors du droit de la conquête. M. de Bismarck, dit-on, n’aurait pas été éloigné de montrer quelque mesure dans sa victoire. Il faut s’entendre. Oui, sans doute, M. de Bismarck, au milieu de ses débordemens de prépotence, pouvait avoir ses heures où il voulait être modéré à sa façon, avec de familières et courtoises brutalités. Cet homme étrange, qui depuis six ans poursuivait ses desseins à travers les ruines du Danemark, de l’Autriche et de la France, ne laissait pas de sentir par instans le danger de renouveler à Versailles, dans un sens opposé et contre notre pays, les excès de conquête de Napoléon à Tilsitt. La raison politique pouvait lui montrer ce danger ; mais le chancelier prussien était le serviteur triomphant des passions nationales qu’il avait déchaînées en Allemagne, des passions militaires dont il ne faisait qu’enregistrer les œuvres, selon son expression, et ce n’était peut-être encore qu’une de ses habiletés de se donner parfois des airs de modération en rejetant tout sur les exigences militaires, en faisant apparaître M. de Moltke.

Le fait est que, si on gardait une illusion, c’est qu’on le voulait bien, et que M. de Bismarck lui-même avait depuis longtemps fixé, au moins d’une manière générale, les conditions qu’on devait rencontrer invariablement à Versailles ; il les avait fixées dans le premier enivrement du succès en traçant la limite que les armes allemandes devaient atteindre. Dès le lendemain de Sedan, le 2 septembre 1870,