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entendu une paix aussi honorable que possible, quoique nécessairement cruelle. Depuis trois mois, il la voulait de toute la force de sa prévoyance et de sa raison, parce qu’il croyait la résistance désastreuse et impuissante. Il n’accusait pas le gouvernement de Paris, qui à ses yeux faisait son devoir en tenant le plus qu’il pouvait, en défendant jusqu’au bout la première citadelle de l’indépendance française. Il accusait le gouvernement de province de n’avoir pas su se servir de cette résistance de Paris pour négocier à temps, d’avoir poussé la guerre au-delà de toutes les limites, lorsqu’elle n’était plus possible, d’engager le pays sans le consulter, et, comme il l’a dit depuis, « de vouloir, à quelques-uns qu’on était, se substituer à tous contre la France elle-même, quand il s’agissait de son salut. » M. Thiers n’avait ni l’illusion des levées en masse, qu’il savait impossibles ou ridicules, ni cette suprême et généreuse confiance du général Chanzy dans l’efficacité des dernières forces organisées dont on disposait, dont il connaissait l’insuffisance. Il restait convaincu qu’il n’y avait qu’une paix « courageusement débattue » qui pût détourner pour le pays une ruine chaque jour plus profonde et plus irrémédiable. Cette opinion, qu’il avait exprimée dès le mois de novembre dans son entrevue avec M. Jules Favre au pont de Sèvres, qu’il n’avait cessé de manifester depuis, qui avait été un de ses titres dans les élections, il la portait nécessairement au pouvoir, et cette fois ce n’était plus en plénipotentiaire d’un gouvernement assiégé, contesté ou non reconnu qu’il allait aborder M. de Bismarck à Versailles. Il était lui-même le chef du gouvernement, il avait les pleins pouvoirs d’une assemblée souveraine, avec l’ascendant moral de sa position, de son patriotisme et de son expérience. Avant son départ, il avait le soin d’obtenir de l’assemblée la suspension de tout débat public pendant son absence, prévoyant bien que dans l’état des esprits une excitation de parlement pouvait à chaque instant compromettre une négociation déjà si épineuse. Il emportait enfin, sinon comme un grand secours, du moins comme la sanction diplomatique du caractère régulier de son autorité, la reconnaissance de l’Europe ; à peine élu par l’assemblée, il avait reçu la visite des représentans de l’Angleterre, de l’Italie, de l’Autriche, de la Russie, empressés à saluer en lui le chef légal du gouvernement de la France. S’il n’avait fallu que cela, M. Thiers, en quittant Bordeaux, aurait pu se promettre de ne pas faire un voyage inutile.


III

Quelle allait être cependant cette paix, qu’on avait tant de raisons de désirer et de redouter à la fois, dont on sentait la