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de longtemps la chance de choisir un amoureux, prit bravement son parti de frapper au plus haut. Les joueurs se gardèrent de rire quand elle se prosterna aux pieds de Gab ; ils furent épouvantés de tant d’audace. Le petit-maître fit bonne contenance. Tombant gracieusement sur un genou, il daigna recevoir ce baiser imprévu, puis releva le mouchoir avec un geste délicat de la main qui portait un diamant ou tout au moins une pierre transparente que son propriétaire faisait passer pour tel. Toutes les filles sentirent aussitôt battre leur cœur, car les dames vêtues de tiretaine ne sont pas plus exemptes d’une certaine prédilection pour les fats que les dames parées de satin et de velours. Gab avait son plan secret : c’était un de ces hommes qui, ayant fait beaucoup de choses par miracle d’effronterie, croient que ce moyen suffit pour atteindre à tout, pourvu qu’on ne soit pas impudent à demi. Il savait que miss Lumsden se tenait à l’écart des jeux prétendus innocens ; il savait aussi qu’elle faisait grand cas de Morton Goodwin et avait vu clair dans les luttes de celui-ci.

Tandis qu’on chantait les couplets d’usage, il conserva le calme du savoir-vivre, puis, au moment voulu, passa rapidement derrière la chaise de Jemima et alla saluer Patty. Tout le monde retenait son haleine. Les joues de Patty devinrent non pas rouges, mais très pâles ; se détournant, elle cria vers la cuisine : — Que voulez-vous ? Je viens ! — et sortit tranquillement. Le pauvre garçon, qui avait déjà fléchi le genou, ne put se relever à temps pour échapper aux quolibets de ses camarades. — Il répliqua, en suivant des yeux Patty avec une moue de dédain, qu’il avait voulu la faire courir ; mais sa déconfiture était évidente.

Quand on fut sur le point de se disperser, Morton essaya d’échanger un mot avec Patty. Il la trouva seule dans la cuisine, et la pensée qu’elle l’attendait peut-être le bouleversa. La lueur rouge des tisons dans la large cheminée se jouait sur les murailles de bois et animait le teint blanc de la jeune fille ; mais, au moment où Morton allait parler, le pas rapide et impérieux du capitaine Lumsden retentit, et avec son petit rire métallique : — Morton, lui dit-il, que fais-tu de ta politesse ? Il n’y a plus personne pour accompagner Betty Harsha.

— Le diable emporte Betty ! murmura Morton, ce qui ne l’empêcha pas de l’escorter une fois de plus.


II. — LE COMBAT.

Chaque histoire a une qualité en commun avec l’éternité. Commencez-la où vous voudrez, il y a toujours un commencement antérieur au vôtre, de même que le dénoûment véritable se perdra