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du capitaine Lumsden comme d’un gentleman virginien, nous nous plaçons à son propre point de vue. Dans le comté qui l’avait vu naître, sa position sociale n’avait rien d’élevé, son père était un parvenu dont la fortune se fit par des moyens suspects, mais tel est l’avantage de l’émigration que, parmi ces barbares des défrichemens, le seul fait d’être né dans la vieille Virginie équivalait à des lettres de noblesse. Lumsden, sans que personne y trouvât à redire, se tapait donc fièrement la jambe de sa cravache en parlant de parenté avec les plus anciennes familles. Il y avait dans ces hâbleries une ombre de vérité ; il était allié par sa femme au vieux sang dont il tirait gloire.

La réunion est enfin à peu près complète ; il s’agit de se partager le tas. Deux juges sont choisis à cet effet : M. Butterfield, personnage lent, qui passe pour savoir beaucoup parce qu’il parle peu et qu’il examine attentivement les choses, et M. Sniger, qui jouit de la même réputation parce qu’il est au contraire beau parleur et tout de premier mouvement. Butterfield mesure la montagne de blé sous toutes ses faces en comptant ses pas, secoue la tête, recommence, louche, compare, ferme un œil, tandis que les jeunes gens l’observent avec respect. Sniger prend une vue panoramique de l’ensemble avec son dédain ordinaire pour les minuties, et, indiquant le côté gauche, fait remarquer à ses admirateurs que la pile est une idée plus haute par là, mais que le grain, beaucoup plus beau, se vannera sans peine, tandis que de l’autre côté c’est du fretin de blé, dur comme le diable à séparer de la balle. En conséquence, il est d’avis de partager le tas par le milieu, et, chose étrange, Butterfield, après son interminable examen par poids et mesures, arrive à la même conclusion savante et complexe, ce qui confirme pour le public l’infaillibilité des deux juges. On divise donc le tas ; il s’agit maintenant de nommer des chefs. Bill Mac-Conkey est présent, il n’y a pas de vanneur plus habile, mais quelqu’un objecte dans la foule que parmi les personnes présentes nul n’est de force à lutter contre lui. — Où est Mort Goodwin ? demande Conkey. C’est le seul qui puisse me tenir tête ; j’aimerais le battre.

— Le voilà qui vient là-bas ! dit Sniger, désignant de loin un grand garçon bien découplé qui s’avance en toute hâte à travers champs. Arrivé devant la barrière, il y appuie ses deux mains et la franchit d’un bond.

— C’est bien lui, c’est son saut ! dit le petit Kike, un neveu du capitaine.

— Holà ! Mort ! — s’écrient-ils tous en chœur, tandis que le jeune homme approche, son large chapeau de paille à la main et en s’essuyant le front. — Nous t’attendions ; vous êtes choisis, toi et Conkey.

Le sort décide que Conkey sera le premier à choisir les hommes