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La promenade. À l’auberge du Lion d’or d’Auberive, devant une claire flambée, il y a deux heureux compagnons qui se chauffent, assis à une table recouverte d’une nappe blanche, et ces deux heureux, c’est Tristan et moi. Le vin rosé nous sourit à travers les bouteilles, le tournebroche grince agréablement, l’hôtesse avenante va et vient autour de la table et y dépose, dans un grand plat de faïence peinte, le gigot odorant et rôti à point. En ce moment, un rayon de soleil glisse entre les nuées, un bruit de violens et de chansons retentit dans l’éloignement. Nous nous mettons à la fenêtre et, sur un long chariot lancé au galop, nous voyons déboucher du haut de la rue toute la bande des charbonniers endimanchés. C’est la noce de Brunille et du Grand Justin qui se rend à l’église. Le cheval est chamarré de rubans ; enrubannés aussi sont les noceux. Brunille me paraît d’une beauté moins originale avec son bonnet de fleurs artificielles, mais le Grand Justin est superbe sous son chapeau à larges bords. Ils nous ont aperçus et nous saluent d’un sourire et d’un hurrah ! Puis le fouet claque, les grelots tintent, les rubans flottent dans l’air humide, et la noce disparaît comme un tourbillon.

En revenant à table, Tristan remplit nos deux verres jusqu’au bord, et, levant le sien au-dessus de sa tête : — À la forêt ! s’écrie-t-il avec enthousiasme, à la forêt, poésie et parfum de la terre, et puissent longtemps ses futaies s’élever vers le ciel et ses taillis moutonner au vent comme une mer verdoyante ! Aux grands arbres : chênes, hêtres et charmes, qui conservent sous leurs ramures puissantes l’esprit et les mœurs des anciens âges, et parmi lesquels vit une population robuste, laborieuse et fière ! Là où sont les bois, là est le cœur de la patrie, et un peuple qui n’a plus de forêts est bien près de mourir. Aux fruits de la forêt, cette nourricière, et aux fleurs de la forêt, cette charmeuse, la seule maîtresse dont l’amour soit toujours fervent et jamais égoïste ! À la forêt enfin, qui a vu notre amitié naître et grandir, solide, joyeuse, vivace comme les plantes qu’elle fait croître !

Nous choquons nos verres et nous nous serrons la main. C’est le dernier toast et la dernière agape. Déjà les claquemens de fouet du courrier qui doit m’emmener résonnent à l’angle de la route ; les chevaux hennissent et piaffent tout fumans. J’embrasse Tristan, je m’élance près du conducteur, et la voiture roule à travers la forêt ruisselante. — Adieu ! et comme dit la chanson allemande :

Scheiden und alles thut weh,


se séparer, et tout fait souffrir.


André Theuriet