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pères endormira les enfans. Le piéton y apporte à peine une lettre en deux ans, et les journaux n’y ont jamais pénétré. Quand d’aventure on y a des nouvelles du monde extérieur, c’est par un colporteur égaré ou un garde forestier en tournée, et encore, en traversant l’épaisse ceinture de la forêt, ces nouvelles prennent une teinte si légendaire qu’elles ressemblent à des récits merveilleux. La vie doit couler ici avec la lenteur d’une eau somnolente, dont les curiosités humaines n’ont jamais troublé la sérénité… Pourquoi secoues-tu la tête d’un air ironique ?

— Parce que, précisément dans cette calme solitude, il s’est passé, voilà tantôt quarante-cinq ans, une tragique histoire, et je m’étonne que tu n’en saches rien.

— Absolument rien, reprend Tristan, furieux de voir son rêve pastoral à vau-l’eau ; conte-la-moi au lieu de m’agacer avec tes mines railleuses.

— Je voudrais te la dire avec la même simplicité qu’elle me fut racontée autrefois, dans la lande de Vivey, par le piéton qui va d’Auberive à Lamargelle. La voici :

Au temps de la restauration, deux familles vivaient dans cette ferme : d’abord le fermier Perdriset, qui l’exploitait avec sa femme et ses deux filles, puis un bûcheron, qui en occupait une dépendance avec son fils, Remy Fleuriot. La plus jeune fille du fermier, nommée Reine, était du même âge que Remy. On les avait élevés ensemble et ensemble ils avaient grandi. Remy était devenu un beau gars, brun, bien découplé et hardi, mais très concentré et sauvage ; Reine était une fillette blonde, fort douce, d’une nature calme et un peu moutonnière. Quand Remy atteignit ses seize ans, il devint coupeur aux bois comme son père ; Reine resta occupée des besognes de la ferme ; mais ils se retrouvaient en hiver, à la veillée, et les soirs d’été au bord du ruisseau, où la jeune fille étendait son linge. Leur intimité, bien qu’entravée par les travaux du jour, n’en devenait que plus étroite aux heures de réunion. Ce n’était encore qu’une amitié très vive, mais très pure. L’amour aux champs est semblable à ces plantes des bois qui restent ignorées jusqu’à ce que leurs fleurs s’épanouissent. Tout alla paisiblement jusqu’à l’époque où Remy, courant sur ses vingt et un ans, se rendit à Auberive pour le tirage. Ce jour-là. Reine s’esquiva de la ferme vers le tantôt et s’en alla sur la route forestière épier le retour de Remy ; quand elle l’aperçut au tournant du chemin, et que le garçon triomphant lui eut montré un bon numéro, épingle aux rubans rouges qui décoraient son chapeau, Reine, jusque-là si réservée, se jeta à son cou et l’embrassa en pleurant. Remy, très ému, prit les mains de la jeune fille et lui demanda si elle voulait devenir sa femme, et, comme