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— Est-elle imprimée ? demanda l’aîné des apprentis, le Grand Justin, — et sur la réponse négative de mon ami, il manifesta le désir de la posséder.

— Je vais vous l’écrire moi-même, répondit Tristan, chatouillé agréablement dans son amour-propre de poète.

Quand les paroles furent copiées, il leur répéta l’air. Brunille, à demi cachée derrière l’épaule de sa mère, le fredonnait déjà en sourdine. — Ah ! je vous assure, dit la vieille, qu’elle sera la première à savoir la chanson !

— Je la chanterai à la fête, dans huit jours ! s’écria le Grand Justin en agitant son papier.

— En ce cas, repartit Tristan, pour vous bien mettre l’air en tête, nous allons encore le répéter tous ensemble.

Et le maître, les compagnons, Brunille et la mère, redirent en chœur avec nous la chanson du charbonnier. Jamais la futaie du bois des Fosses n’avait entendu musique si triomphante.

Nous nous quittâmes avec de cordiales poignées de main. La nuit était venue ; les six fourneaux jetaient de distance en distance leur rouge lueur, sur laquelle s’enlevaient en noir les fûts élancés des hêtres et les silhouettes des charbonniers. Nous étions déjà loin, que nous entendions encore leurs voix unies entonner le dernier couplet.

— Voilà une bonne journée, murmurai-je, nous avons donné un peu de joie à ces braves gens, et nous nous en retournons nous-mêmes plus légers et plus joyeux.

— Comprends-tu maintenant pourquoi je ne veux pas vivre hors de la forêt ? s’écria Tristan, dont la voix vibrait et dont les yeux jetaient des éclairs d’enthousiasme.


11 septembre. — Au fond d’une gorge étroite, fraîche et boisée, la ferme d’Amorey élève ses bâtimens aux toits moussus. Derrière les étables règne un maigre potager bordé de pommiers trapus ; en avant s’étendent des prés marécageux où paissent quelques vaches. Les terres du fermier sont enclavées dans les bois environnans, et deux bonnes lieues séparent la ferme du plus proche village. Tristan fume, assis au-dessus d’une source, et ses grandes jambes guêtrées pendent au fil de l’eau. — À mes heures de découragement, dit-il, je rêve parfois de finir mes jours dans cette ferme, enseveli dans un profond oubli. On y est si loin des bruits du reste de la terre ! Des générations de paysans s’y sont succédé, couchant dans le même lit antique, en forme d’armoire, récoltant des fruits aux mêmes arbres, poussant la même charrue. Les saisons alternées leur ramènent le même cercle de travaux, que l’habitude et la monotonie ont rendus faciles et doux. Le berceau d’osier qui a bercé les