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plus vif qu’à certaines pièces de Shakspeare. Tiens ! l’autre jour, je regardais passer une graine de chardon que le vent s’était chargé de voiturer jusqu’à destination… Quel conducteur capricieux, bonté divine ! Tantôt il la menait en poste, tantôt il se plaisait à la faire valser sur place ; parfois il la déposait mollement sur une feuille en ayant l’air de lui murmurer à l’oreille : « Attends-moi ici, tandis que je vais me rafraîchir à l’auberge voisine, » puis le coup de l’étrier vidé, il reprenait son voyageur et presto le faisait vire-volter jusqu’à la prochaine étape…

Ici, je l’arrêtai net. — Holà ! dis-je, ce que tu me débites là est du Cyrano de Bergerac tout pur.

— Hein ! riposta Tristan piqué, voudrais-tu insinuer que je tourne à la préciosité ?

— Je ne dis pas cela, mais je trouve que, depuis un certain temps, vous autres descriptifs, vous glissez sur cette pente dangereuse en art, qui consiste à prêter à la nature vos façons de sentir et de penser. Nous sommes à une époque de maniérisme, et en matière d’analyse sentimentale nous couperions des cheveux en quatre ; eh bien ! nous avons aussi une tendance à maniérer et à raffiner le sentiment de la nature. Après l’avoir, au XVIIe siècle, traitée avec une superbe indifférence, nous en venons à l’associer à toutes nos subtilités mystiques. Sois bien persuadé que c’est là une falsification et non une interprétation. La nature n’a rien à voir là dedans. Avec ta théorie, tu me fais l’effet de ces maris qui ont la prétention de façonner leur femme à leur image. Ils y perdent leur façon, et se retrouvent au point de départ quand ils s’imaginent avoir fait cent lieues. La nature est femme et ne se laisse point pétrir à notre gré. Le meilleur procédé pour peindre la beauté d’une rose, c’est encore de dire qu’elle est la rose. C’est l’éternelle histoire de M. Jourdain et de « Belle marquise, vos yeux me font mourir d’amour. » Nous ne décrivons jamais mieux la nature que lorsque nous nous efforçons d’exprimer sobrement et simplement l’impression que nous en avons reçue. Voici, par exemple, quatre vers d’une chanson populaire du Poitou :


Hé ! levez-vous, bergère,
Hé ! levez-vous, car il est jour ;
Les moutons sont en plaine,
Le soleil luit partout…


Il n’y a pas là grands frais de style ni grands raffinemens d’imagination, et pourtant quel mouvement dans ce couplet, et comme ce brave poète rustique inconnu nous donne en deux traits la sensation du réveil laborieux des champs, et de la plaine illuminée de soleil !