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s’y arrêter. » — Après avoir déchiffré l’inscription du calvaire demi-ruiné, je me rappelai mélancoliquement un autre passage des lettres à Mlle Voland. — « Deux choses nous annoncent notre sort à venir et nous font rêver : les ruines anciennes et la courte durée de ceux qui ont commencé de vivre en même temps que nous ; nous les cherchons, et, ne les retrouvant plus, nous nous replions sur nous… » Cette pensée ramena mon esprit vers mon ami Tristan. Dix-huit ans avaient coulé entre nous depuis notre dernière entrevue ; un grand espace de temps pour la changeante espèce humaine ! Dans quel état d’âme et de corps allais-je le retrouver ?.. Le nouveau courant de ma méditation me conduisit ainsi jusqu’au village. À Aujeures, rien de particulier, si ce n’est cette inscription narquoise charbonnée sur les murs du lavoir public : café des Bavardes. Je me fis enseigner une seconde fois mon chemin, et je retombai dans la plaine aride et ensoleillée. De la fameuse villa aucune apparence. Quel site maussade, pensais-je, a choisi Tristan pour s’y nicher ! — Et je m’épongeais le front. Tout à coup voici un pli de terrain dans les chaumes, un chemin creux et rapide entre des rochers, puis une porte mauresque barrant le sentier, et une fois la porte ou- verte, quel éblouissement !

Figurez-vous une gorge étroite s’ouvrant dans la roche ombragée. À la naissance même de cette gorge s’élève la villa, copiée sur le modèle d’une des maisons de plaisance de la Corne-d’Or. Les murs, les fenêtres tréflées, les balcons, sont tapissés de fleurs exotiques ; autour de la légère coupole du toit, des hirondelles se poursuivent avec des cris joyeux ; au-dessous des balcons, une source vive sort du rocher. À gauche un taillis, à droite la roche nue et chaudement colorée, prolongent en demi-cercle leurs lignes sobres et pures, qui coupent le bleu du ciel horizontalement et font penser aux paysages de l’Attique. Au-delà des vergers, un rideau d’arbres forme une moelleuse rampe de verdure et borde des prés où courent des noyers trapus ; puis la gorge s’évase et devient une vallée. Un clocher pointu s’élance d’un fouillis d’arbres : c’est Courcelle-Val-d’Esnoms : un ruisseau miroite sous les aulnes ; plus loin, un ruban de route blanche poudroie entre deux collines boisées, pareilles à de verdoyans promontoires. D’une verdure à l’autre, la nappe dorée des champs moissonnés et déserts flambe au soleil, et deux peupliers s’en détachent seuls comme deux sveltes fuseaux. La vallée s’agrandit toujours, les plaines mamelonnées et fuyantes s’élèvent doucement jusqu’aux lignes bleuâtres de l’horizon où se profilent les montagnes de la Haute-Saône. Tout cela est splendidement éclairé, et pour rafraîchir les regards aveuglés de tant de clarté, partout, dans le voisinage de l’habitation, un luxuriant épanouissement