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est une fois admis, il faut aller résolument jusqu’au bout et passer condamnation, comme le vieux Schopenhauer, sur tous et sur tout, il faut nier absolument toute jouissance, tout plaisir, tout bonheur, ramener comme lui toute joie à un moindre mal, et malgré l’évidence soutenir que l’homme le plus heureux n’est qu’un infortuné. Du moment que, comme M. von Hartmann, on reconnaît, ne fut-ce que des éclairs de bonheur positif dans le ciel noir de l’existence, le principe est par terre. D’où viendraient-ils donc, ces éclairs ? De ruses de l’inconscient ? Mais qu’est-ce qu’un inconscient qui ruse ? Un aveugle qui voit, un muet qui parle, et nous retombons en pleine logomachie.

Cette question de la douleur est donc de celles où les philosophies et les théologies peuvent être renvoyées dos à dos. La religion seule a quelque chose de bon à nous dire, mais ce n’est pas une explication qu’elle nous donne. Elle nous dispose à la résignation, à l’espérance, en nous mettant au cœur la confiance implicite dans la volonté divine. La religion sait ignorer là où le savoir n’est pas possible. À défaut d’une théorie rationnelle, la religion nous rend la paix du cœur, et nous ne devons pas lui en demander davantage.

On pourrait plaider la thèse opposée à celle de M. von Hartmann en déployant le même soin minutieux pour relever les bons côtés de l’existence, même quand elle est loin de nous satisfaire. On trouverait, entre autres lacunes de son analyse, qu’il a négligé un élément très important du problème, celui de l’aptitude humaine à transformer en principe de bonheur ce qui en soi pourrait être relégué dans le domaine de la souffrance. Nous voulons surtout parler de l’effort, que la philosophie de l’inconscient déclare toujours plus ou moins douloureux, ce qui est faux. L’expérience de chacun de nous atteste au contraire que nous jouissons des efforts, même pénibles, que nous coûte la poursuite d’un but ardemment désiré, à la seule condition d’être soutenus par l’espoir du succès. Il arrive même que la seule beauté de la fin poursuivie, encore que cette fin se dérobe à notre atteinte, se reflète sur nos tentatives et les embellit au point que nous sommes heureux d’avoir pu nous y livrer. On a raison d’admirer le courage, la persévérance, la généreuse passion qui ont conduit un Livingstone à travers mille dangers, au prix d’immenses privations, d’héroïques renoncemens, d’un bout à l’autre de la terre africaine ; mais croit-on que le noble voyageur se soit lui-même rangé parmi les malheureux ? N’est-il pas évident au contraire qu’il a pleinement savouré la joie du sacrifice consenti pour l’amour d’un grand idéal ? Combien d’applications petites et grandes de la même vérité morale ! Il est une vérité qu’en pareille matière on ne devrait jamais oublier, c’est que le bonheur est en tout et pour tous proportionnel à l’intensité de vie qu’on déploie. Les plus modestes