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du monde ; enfin ceux-là même qui peuvent en parler d’expérience nous racontent leurs terreurs, leurs doutes, leurs chutes, leurs remords, ce qui prouve que là encore le tourment l’emporte sur le bien-être.

D’autre part, il ne faut pas négliger dans le calcul tous les maux qui proviennent de l’immoralité si profonde et si répandue, toutes ces immolations du bonheur d’autrui froidement accomplies par l’égoïsme universel et qui procurent bien moins de plaisirs aux bourreaux qu’elles n’infligent de douleurs aux victimes, tous ces chagrins, toutes ces tristesses, toutes ces tortures, que la jalousie, la calomnie, la haine, la vengeance, la colère, la cupidité, etc., font pleuvoir à seaux sur le monde. Le sommeil inconscient, voilà l’état le plus heureux : le rêve a déjà tous les tourmens de la veille. Enfin le philosophe s’attend bien à ce qu’on lui objectera avec l’accent du triomphe les jouissances profondes, positives, dont l’art et la science peuvent doter une vie humaine. En effet, son spleen se déride un moment. Ce sont les oasis du grand désert, nous dit-il ; mais qu’on ne s’abandonne pas à trop de confiance. D’abord ces jouissances sont fort rares, il n’est donné qu’à un petit nombre de les ressentir, et les plus favorisés n’en comptent pas beaucoup dans leur existence. Ils paient d’ailleurs cette supériorité par une capacité de douleur beaucoup plus grande que celle des autres hommes. Et que de victimes l’art par exemple ne fait-il pas ! Vocations manquées, calculs déçus, vanités blessées, tourmens infligés à l’enfance et à la jeunesse, carrières brisées par l’indifférence, que de ratures désolantes sur cette page qui de loin paraissait si blanche ! Le savant, à son tour, osera-t-il soutenir qu’il n’y a que des roses dans sa vie de labeur ? Que de livres ennuyeux il lui faut lire jusqu’au bout, uniquement pour être sûr qu’il n’y a rien à en tirer ! combien d’autres, non moins rebutans, pour extraire de leur fatras un grain d’or qui s’y trouve enfoui ! Que de fatigues dans les recherches préliminaires, dans l’élaboration d’une œuvre sérieuse, sans compter les doutes, la satiété, l’ennui de son propre travail, qui souvent font de la production scientifique un métier de galérien !

On est souvent tenté de croire que le développement intellectuel augmente le bonheur de l’humanité ; c’est une erreur profonde. Plus le système nerveux, condition de l’intelligence, se raffine chez l’être vivant, plus il souffre. « L’expérience nous montre que les individus composant les couches inférieures de la population et les peuples sauvages sont plus heureux que ceux qui appartiennent aux classes aisées ou aux nations civilisées ; mais ce n’est certainement pas parce qu’ils sont plus pauvres et plus nécessiteux, c’est qu’ils sont plus grossiers et plus rudes. Je soutiens de même que les animaux sont plus heureux, c’est-à-dire moins misérables, que