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assez faibles, mais constitués de manière à regarder dans l’infini ; n’en crevons pas un sous prétexte que nous verrions mieux de l’autre. Quand je pense à tout ce que M. von Hartmann a dit de vrai, d’ingénieux et de beau sur la légitimité, la finalité rigoureuse et certaine de toutes ces grandes impulsions naturelles que nous distinguons sous les noms d’instincts, de tendances, d’aptitudes et d’aspirations, et que j’observe dans la nature humaine une impulsion, une tendance aussi prononcée que celle que nous appelons religion, je me demande comment il est possible d’admettre que, seule, parmi les impulsions qui font la vie du monde, celle-ci soit sans objet en rapport réel avec elle, sans raison suffisante, et, tranchons le mot, une pure mystification. Quand le jeune oiseau dont les ailes ont frémi au bord du nid maternel s’élance pour la première fois dans l’espace, il trouve l’air qui le soutient tout en s’ouvrant à son vol. L’instinct ne l’a pas plus trompé qu’il ne trompe la masse d’êtres grands et petits qui ne vivent qu’en cédant à ses sollicitations. Et l’homme seul, qu’attire la perfection spirituelle, l’homme qui a pour instinct caractéristique de s’élancer en esprit vers un idéal-réel dont il ne sait décrire suffisamment l’excellence, l’homme, obéissant à sa nature, irait se briser la tête contre le mur en pierres brutes de l’inconscient, de la force aveugle et sourde ! En vérité, la nature a trop d’esprit, d’après M. von Hartmann lui-même, pour se permettre une pareille niaiserie, et la philosophie de l’inconscient-surconscient ne parviendra pas à la lui faire endosser.


IV.

Cette philosophie a d’étranges retours qui la compromettent ; nous l’avons vu pour la conscience humaine, nous allons le voir encore au sujet de la conscience divine. Dans un chapitre qui n’est pas le moins curieux du livre, l’auteur se décide enfin à reconnaître une espèce de conscience transcendante du malaise que doit ressentir l’inconscient, tout inconscient qu’il est, par le fait même qu’il veut, qu’il veut être et qu’il a tort de le vouloir. Ce malaise doit être même le point de départ du développement du monde qui marche vers son anéantissement. N’oublions pas que ce développement a eu d’abord pour fin l’apparition de la conscience, et que celle-ci doit aboutir à la reconnaissance de la vanité de toute existence, à la soif du néant. Comment cette conscience transcendante s’arrange-t-elle avec l’inconscience du Tout-Un, c’est ce qu’il nous a été impossible de deviner. Seulement nous constatons une fois de plus que les philosophes, aussi bien que le vulgaire, courent aisément le risque de former la divinité à leur image. C’est un dieu mélancolique