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tous, ils disparaissent tous dès que les coïncidences physiques qui les avaient rendus possibles ont disparu. Comme le soleil au-dessus des vapeurs où ses rayons se réfractent, l’inconscient seul plane sur toutes les existences humaines, miroirs éphémères qui le reflètent un instant et s’évanouissent sans retour.

Nous voici donc ramenés à ce gros sujet de l’inconscient, qui joue un si grand rôle dans le système, dont il forme, à vrai dire, l’idée centrale. L’originalité, ou, si l’on aime mieux, la bizarrerie de ce système, c’est qu’il accorde aux partisans des causes finales autant et plus qu’ils en demandent, et qu’en même temps il leur refuse catégoriquement la conclusion en vue de laquelle ils s’attachent à les découvrir dans la nature et dans l’histoire. Tandis que le théisme philosophique fait ressortir les marques d’intention, de prévoyance, de concours harmonique, en un mot de finalité, qui révèlent l’intelligence consciente, créatrice et directrice des choses, la philosophie de Schopenhauer et celle de M. von Hartmann multiplient encore les preuves de la téléologie immanente aux choses, la retrouvent partout, jusque dans la matière la plus brute, et, cela fait, ils en tirent la conclusion que l’inconscient est à l’origine et au centre des choses. Notre pauvre logique en est toute déroutée, car enfin nous sommes faits de telle sorte que là où nous voyons un but prévu, poursuivi, atteint d’une manière ingénieuse et judicieuse, nous ne pouvons faire autrement que de supposer une intelligence qui a conçu le but, échelonné et organisé les moyens. Nous n’admettrons jamais qu’un être qui ne sait ce qu’il fait ait assez d’esprit pour réussir si souvent à faire ce qu’il veut. On nous dira que l’instinct animal nous met à chaque instant sous les yeux des fins réalisées, et toutefois échappant à la conscience de l’animal qui en a exécuté les moyens ; raison de plus, répondrons-nous, pour chercher au-dessus de l’intelligence animale l’explication d’une finalité aussi merveilleuse. Ici encore nous ne pouvons que signaler la très grande supériorité de la théorie théiste. En présence des faits innombrables dont le caractère commun est de dénoter une très grande intelligence et d’être accomplis par des êtres qui évidemment n’en possèdent qu’une très faible dose[1], le théisme remonte à l’intelligence créatrice qui

  1. En cherchant à caractériser l’instinct, M. von Hartmann a négligé cette donnée essentielle du problème, savoir que l’instinct joint une subtilité prodigieuse aux limitations de la stupidité. Je citerai un exemple pour me faire bien comprendre. La perche, qui se plaît dans les eaux dormantes et recouvertes de lentilles, se pêche aisément à la ligne au moyen d’un ver de terre ordinaire qui dissimule l’hameçon. Lors même que la partie supérieure de l’hameçon reste à découvert, si surtout le ver se tortille, la perche, qui en est très friande, se jette avidement sur cet appât et y reste accrochée. Toutefois cela n’a lieu qu’à une condition, c’est que la pointe même de l’hameçon soit bien cachée dans l’intérieur du ver. Pour peu qu’elle apparaisse à l’extérieur, ne fût-ce que par un point aussi mince que l’extrémité fine d’une aiguille, le ver a beau s’agiter, la perche ne mord jamais. Voilà, d’un côté, une preuve de perspicacité remarquable chez un poisson qui n’est pas haut placé sur l’échelle de l’intelligence ; mais comment expliquer d’autre part qu’il donne régulièrement dans le piège que la même faculté d’observation, le même instinct de prudence devrait lui faire également éviter ? Ce sont des milliers de faits de ce genre qui nous forcent à maintenir la ligne de démarcation entre l’instinct et l’intelligence réfléchie, et à chercher plus haut que lui le mot de ses admirables aptitudes.