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demandons bien pardon à nos lecteurs de leur servir une pareille logomachie, nous voudrions être clairs, et ce n’est pas notre faute si, dans leur esprit comme dans le nôtre, surgit involontairement la célèbre conclusion d’un galimatias analogue : voilà pourquoi votre fille est muette.

En examinant de près cette théorie alambiquée, on finit par entrevoir qu’au fond elle revient à présenter sous une forme quasi mythologique l’analyse bien connue qui nous montre la conscience prenant possession d’elle-même au contact du non-moi. Celui-ci s’impose au moi, qui s’ignorait encore, et détermine l’acte de réflexion par lequel le moi se saisit et s’oppose à ce qui n’est pas lui. Trop souvent on a érigé ce fait d’expérience en facteur de la conscience, sans s’apercevoir qu’il indiquait bien à quelle condition la conscience s’affirme en nous, mais qu’il n’en expliquait ni l’origine ni la nature intime. L’enfant, pour se mettre à marcher, a évidemment besoin d’un sol résistant ; mais ne serait-ce pas un sophisme étrange que de donner la résistance du sol comme la cause génératrice de ses jambes et de ses pieds ? Le heurt, cher à M. von Hartmann, de la volonté inconsciente contre l’idée intruse n’est pas autre chose que la résistance du non-moi ressentie par le moi, et ne nous apprend rien de plus sur l’origine proprement dite du moi conscient. Bien loin d’expliquer la conscience, le sentiment du non-moi la suppose existant déjà virtuellement, toute prête à s’affirmer. Qu’on nous permette une comparaison. La chaleur de l’incubation est certainement nécessaire à l’éclosion de l’œuf, pas de chaleur et pas d’éclosion ; mais vous aurez beau mettre sous votre poule couveuse autant d’œufs non vivans que vous voudrez, il n’en sortira pas le moindre petit poussin, et ici c’est du petit poussin qu’il fallait rendre compte.

Du reste, M. von Hartmann lui-même reconnaît plus loin qu’il n’a pas expliqué du tout la conscience, et qu’il a seulement décrit la manière dont elle éclôt dans l’esprit humain. « Si l’on exigeait, dit-il page A03, que je montrasse comment et de quelle manière le développement que j’ai retracé a précisément pour résultat ce que nous connaissons comme conscience dans notre expérience interne, autant vaudrait exiger du physicien qu’il montrât comment des ondulations de l’air et de la constitution de notre oreille résulte ce que nous percevons intérieurement comme un son musical. Le physicien nous montre et peut seulement nous montrer que ce qui est perçu subjectivement comme un son consiste objectivement dans une série composée de telles et telles vibrations ; de même je peux seulement montrer que ce que nous connaissons subjectivement comme conscience est objectivement un processus, une série constituée par tels et tels termes, tels et tels momens. »