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rationnel sans que l’être agissant ait conscience de ce but. Là encore les explications de l’ancienne philosophie pèchent par l’ignorance ou la méconnaissance des faits. Ainsi le matérialisme veut que l’instinct soit uniquement la conséquence de l’organisation ; c’est bien plutôt le rapport inverse qu’il faudrait affirmer. Par exemple, toutes les araignées ont le même appareil filateur, et pourtant que de différences dans leur manière de filer ! Les unes tissent leurs toiles en rayons, les autres en nids irréguliers, d’autres tapissent un trou et en ferment l’entrée. Tous les oiseaux construisent leur nid avec leur bec et leurs pattes, et pourtant chaque espèce construit le sien à sa manière. Il y a des oiseaux palmés qui ne nagent pas. Le lapin se creuse un terrier, le lièvre n’en fait rien, l’un et l’autre ont pourtant les mêmes organes pour creuser. Des oiseaux à vol très rapide, tels que les oiseaux de proie, demeurent dans la même région ; les cailles, dont le vol est très lourd, font d’immenses voyages. On peut en revanche signaler dans plusieurs espèces des instincts identiques à côté d’une très grande différence d’organisation. Comment l’organisme indique-t-il à l’insecte femelle l’endroit propice au développement de ses œufs, ou bien au poisson mâle les œufs de son espèce, sur lesquels seuls il répand sa laitance ?

L’école cartésienne au contraire a prétendu que l’instinct n’était autre chose qu’un mécanisme monté par la nature. C’est encore une erreur palpable. Un mécanisme une fois monté agit fatalement, tandis que l’instinct attend pour agir que ses motifs d’action soient là, et cesse d’agir quand ils ont disparu ; reviennent-ils, l’instinct agit de nouveau. Les oiseaux pondent un nombre fixe d’œufs et ne s’accouplent plus lorsque ce nombre est atteint ; si l’on en retire quelques-uns du nid, leur nombre est complété par une ponte nouvelle. Un mécanisme ne change pas avec les circonstances extérieures ; l’instinct sait au contraire se modifier. Il est des oiseaux par exemple qui ne couvent pas du tout dans les pays très chauds, qui ne couvent que la nuit dans les pays simplement chauds, qui couvent jour et nuit dans les zones tempérées. Le coucou femelle sait s’arranger pour pondre des œufs ressemblans de couleur et de forme à ceux de l’oiseau dont il exploite le nid, et il pond dans les nids de plus de cinquante espèces. Les abeilles réparent leurs ruches endommagées, les chenilles et les araignées leur toile déchirée.

Nous n’en finirions pas si nous voulions énumérer tous les faits qui prouvent que l’instinct dérive d’une volonté agissant rationnellement en vue du but qu’elle se propose, tandis que l’être dont elle se sert pour réaliser ce but n’a tout au plus conscience que des moyens. On ne peut pas même dire que la jouissance qui accompagne l’acte instinctif serve de mobile ou de guide à l’animal ; nombre