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boutade. Ce côté piquant de son œuvre philosophique contribua peut-être autant que l’extinction de la grande école hégélienne à détourner enfin sur ses écrits les regards du public, et il put jouir quelques années avant sa mort, qui survint en 1860, d’un commencement de célébrité. Il eut surtout des disciples fervens, engoués de sa personne et de ses idées, qui remplirent à son profit les fonctions d’un véritable apostolat, et réussirent à lui faire une réputation que nous inclinons à croire exagérée[1]. Quoi qu’il en soit, Schopenhauer est pour le moment un grand homme en Allemagne. — Son livre de 1819 fut réédité en 1844 et en 1859 avec des prolongemens qui ne modifiaient sur aucun point essentiel les vues émises dans la première édition. Nous indiquerons rapidement les lignes principales de sa théorie du monde et de l’homme.

Comme toute l’école allemande de son temps, Schopenhauer se rattachait à Kant et à sa critique de l’entendement. Le monde extérieur, disait-il, n’existe pas pour nous en dehors des formes sous lesquelles il nous apparaît, et comme ces formes sont subjectives, projetées par notre intelligence, il en résulte que nous ne trouverons jamais autre chose dans les phénomènes extérieurs que le reflet de nous-mêmes. Il est donc absurde de chercher hors de nous la chose en soi, la réalité substantielle de l’être. Or en nous-mêmes ce n’est pas l’intelligence, faculté secondaire et dérivée, qui constitue le fond de l’être, c’est la volonté. Mais Schopenhauer n’entend pas comme nous par volonté la faculté de déterminer sciemment nos facultés actives sous l’influence de certains mobiles ou motifs. Pour lui, la volonté est essentiellement inconsciente, et ne devient ou ne paraît devenir consciente que dans certaines conditions d’existence. Au fond, la volonté, telle qu’il l’entend, n’est autre chose que la force qui tend à être, à se réaliser, à vivre, et c’est pourquoi nous devons reconnaître l’identité foncière de la volante que nous constatons en nous-mêmes et des forces diverses qui agissent dans la nature. M. Frauenstaedt raconte qu’un soir, au moment où, en compagnie du maître, il saisissait un verre de vin pour le porter à ses lèvres, celui-ci lui prit brusquement le bras, et lui fit observer que si, au lieu d’une main dirigée par une volonté consciente, un choc mécanique et inconscient eût arrêté son bras,

  1. Parmi les partisans les plus zélés de Schopenhauer, nous pouvons citer M. Frauenstaedt, qui a publié en 1854 sous forme de Lettres une sorte de manuel initiateur, et M. Gwinner, qui a mesuré scrupuleusement le crâne et le cerveau de son maître. Qu’on juge de sa joie ! il a découvert que Schopenhauer avait la plus forte tête connue, son cerveau dépassant en volume ceux de Kant, de Talleyrand, de Schiller et de Napoléon. Le moyen de résister aux séductions d’un système élaboré par une aussi grosse tête ! — Il existe en français un bon exposé de ce système sous le titre de Philosophie de Schopenhauer, par M. Th. Ribot, Paris, Germer-Baillière, 1874.