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des abus séculaires devait coûter d’efforts ; peut-être aussi le flot des idées, saisi et redressé à sa source, aurait-il suivi un autre cours. En tout cas, si le vaisseau une fois en pleine mer eût été secoué par la tempête, on aurait vu quelqu’un à la barre''.

Qu’est-il donc advenu de ces ouvertures de Mirabeau à Malouet ? Tout ému de ce qu’il vient d’entendre, Malouet court chez Necker, et, apprenant qu’il est chez M. de Montmorin, il s’y rend aussitôt. Il était fort animé, les ministres l’écoutent froidement. « Tous les deux, dit Malouet, détestaient Mirabeau et ne le craignaient pas encore. » Tandis que Necker, selon son habitude, ne dit mot et regarde le plafond, Montmorin éclate en récriminations contre Mirabeau. « C’est un fourbe, il m’a trompé dans telle affaire, et ceci et cela… » Malouet insiste, il sent bien ce que cette heure a de décisif, il s’efforce de prouver aux deux ministres qu’il ne s’agit pas d’apprécier le caractère de Mirabeau ; peut-on, dans le désarroi universel, repousser les offres d’un tel homme ? Peut-on dédaigner la justesse de ses vues et la puissance de son action ? Necker finit par céder, mais la façon même dont il cède montre qu’il ne comprend guère l’importance de l’incident. Ce grave esprit manquait de pénétration et de finesse. « Allons, dit-il, je le veux bien ; nous verrons son plan, ses conditions. » Ce dernier mot avait deux sens, Necker l’employait dans le sens méprisant, qui alors était complètement faux. M. de Montmorin eut l’indignité d’ajouter que Malouet ferait bien de ne pas assister à l’entrevue, sa présence devant embarrasser M. de Mirabeau, s’il avait quelque proposition à faire dans son intérêt propre. Malouet ne fit pas assez attention aux sentimens que révélaient ces paroles, et il faut voir avec quelle franchise il s’accuse d’avoir tout perdu par cette étourderie. « J’eus la simplicité, dit-il, de céder à la misérable observation de M. de Montmorin, et par une imprévoyance aussi coupable que celle que je reprochais aux ministres, au lieu de m’établir l’intermédiaire de deux hommes qui se détestaient et qu’il était si important de faire s’expliquer, j’attendis maladroitement le résultat de leur conférence… » Il n’attendit pas longtemps. La conférence eut lieu le lendemain matin ; quelques heures plus tard à l’assemblée, Mirabeau, gagnant sa place de bancs en bancs, passait à côté de Malouet, et, tout rouge de colère, lui disait sans plus de façon : Votre homme est un sot, il aura de mes nouvelles.

Est-il besoin de dire quel coup ce fut pour Malouet ? Il devinait quelque énorme inconvenance dans le langage de Necker. Un sentiment d’humeur et de dégoût l’empêcha pendant quelques jours de retourner chez le ministre. Quand il le revit, il apprit ce qui s’était passé. Vous voyez la scène d’ici : Necker, grave, important, qui déteste Mirabeau et ne le craint pas encore, persuadé d’ailleurs qu’il a en face