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de pourvoir aux grandes situations, il lui fallait inventer mille détails piquans, mille accessoires qui, dans sa pensée, devaient, encore mieux que sa musique, décider le succès. Nous ne rechercherons pas jusqu’à quel point ces raffinemens ont aidé jadis au succès, mais ce que nous savons, c’est qu’ils constituent aujourd’hui la partie vraiment caduque de ses ouvrages. À nous en tenir au Pardon, les ingrédiens dont se compose la mixture sont d’un luxe incroyable : cette figure de Dinorah, une pauvre insensée qui ne recouvre un éclair de raison qu’au dénoûment, semblé mise là tout exprès pour motiver d’autres extravagances : une chèvre qui va et vient sur le pont du torrent avec sa clochette argentine dont le tintement pittoresque se répercute dans l’orchestre, ces vocalises chorégraphiques où la lumière électrique rehausse d’un amusant prestige les mignardises de la prima donna, enfin ce singulier personnel épisodique, chasseurs ambulans, pâtres et pastoures en vacances, moissonneurs en chambre, qu’on dirait sortis d’un recueil de mélodies de Schubert ! Meyerbeer, résolu à se passer toutes ses fantaisies, avait prudemment cette fois écarté Scribe. Jamais en effet son collaborateur ordinaire n’eût permis de pareilles écoles buissonnières. Tout en ne demandant pas mieux que de se conformer aux exigences du grand musicien, Scribe cependant maintenait ses droits ; il voulait bien aller par momens jusqu’à l’absurde, mais non le dépasser. Le maître, voyant cela, choisit des librettistes plus commodes et qui, n’ayant aucuns précédens à sauvegarder, s’estimeraient trop heureux d’écrire un scenario sous sa dictée.

Étonnons-nous ensuite que le Pardon de Ploërmel ait tant de mal à se naturaliser à l’Opéra-Comique. À cette plante vigoureuse et de large envergure, ce sol léger ne convient pas ; rien de ceci n’empêche que la partition soit un chef-d’œuvre. Chaque fois qu’on l’exécutera, les amateurs accourront, et nous entendrons se ranimer de vives discussions toutes à la gloire de Meyerbeer ; mais il ne s’agit là que d’un monde à part, le gros public se montrera toujours réfractaire, et quand vous lui vanterez les beautés de cette musique, il vous dira que ces beautés sont d’un ordre supérieur à son entendement, qu’il y a place pour elles à l’Opéra, mais que l’Opéra-Comique veut un régime moins substantiel et moins riche, et qu’à cet aimable théâtre, quoi qu’on fasse, il en sera toujours des opéras de Boïeldieu, d’Hérold et d’Auber comme du café, du vin de Champagne et de l’esprit français, lesquels, en dépit des prédictions, ne passeront jamais. Je crains un peu que l’administration actuelle n’ait bientôt à regretter de ne pas avoir adopté cette opinion, qui est la bonne ; il peut convenir aux Sévigné de se déclarer contre Racine, un directeur de théâtre ne doit point afficher de ces partis-pris.

En arrivant à l’Opéra-Comique, M. Du Locle avait déjà son siège fait. Il s’était dit qu’il chasserait les dieux de la maison, et s’est tenu parole.