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trovatore ou de la Traviata c’est le même monde qui juge, en d’autres termes tout le monde. Ici nous avons nos classifications, ici la musique a ses départemens. Vous aurez beau vous appeler Meyerbeer, si vous venez à l’Opéra-Comique et négligez de vous soumettre aux conditions spéciales du genre, qui sont l’esprit, la vive allure, une certaine frivolité piquante et cette façon de glisser sans appuyer particulière aux habitudes de la maison, si vous négligez surtout d’apporter une pièce bien imaginée et d’un intérêt soutenu, vous serez déclaré ennuyeux au premier chef, et votre œuvre courra grand risque de ne s’acclimater jamais,

La musique du Pardon de Ploërmel n’a point changé, point vieilli, nous la retrouvons après quatorze ans ce qu’elle était à son origine ; c’est l’œuvre vigoureuse d’un puissant génie parvenu au sommet de sa production, de son expérience. Considéré dans ce cadre un peu étroit, le tableau, je l’avoue, manque de proportion ; élargissez l’espace, donnez de l’air à cette musique, et, cessant de vous placer au point de vue d’un public d’opéra comique, prenez l’œuvre en elle-même et l’envisagez simplement dans ses rapports avec les autres partitions du maître. Étudié ainsi, le Pardon de Ploërmel ressaisira son avantage. Meyerbeer a pu s’élever plus haut dans la passion et le drame, nulle part son style n’a laissé voir plus de cohésion, de caractère et d’unité. Si toutes ses partitions devaient périr, si de ce magnifique répertoire il ne devait rester qu’un seul ouvrage, c’est celui-là qu’il faudrait choisir pour instruire l’avenir de ce qu’était à notre époque la science de l’orchestration dramatique et des sonorités. L’instrumentation moderne ne possède rien qui ne soit dans cette ouverture, véritable thésaurus linguæ, véritable somme, comme on disait au moyen âge, de toutes les acquisitions des temps nouveaux. Quelle intensité de coloris dans le second acte : la légende chantée par Dinorah, le trio final et ces voix persistantes de la symphonie, — ouragan, pluie et tempête, au travers desquels l’action chemine haletante comme ce voyageur du Roi des Aulnes ! Vous êtes en pleine sorcellerie et dans une de ces nuits d’enchantement dont Weber a surpris et rendu si puissamment les mystérieuses épouvantes. Dirai-je maintenant qu’une préoccupation trop marquée du Freischütz se trahit chez l’auteur à chaque instant, et que la sinistre figure du Casper allemand a fourni la note dominante du caractère d’Hoël ? L’air de l’amant de Dinorah au premier acte vous sonne aux oreilles comme un écho lointain du monologue de l’infernal chasseur ; mais là n’est point le côté le plus vulnérable de cette partition, assez riche en beautés de toute sorte pour pouvoir supporter qu’on s’attaque à ses défauts sans ménagement.

Meyerbeer avait un démon qui ne le quittait pas et l’a tourmenté jusqu’à son dernier jour ; je veux parler de ce besoin de frapper les imaginations, d’éveiller sans cesse et partout la curiosité. Non content