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la main. La fièvre prenait un caractère alarmant. Une médication énergique triompha du premier accès ; le second parut moins violent, mais au troisième les symptômes s’aggravèrent ; le délire commença, et la malade fut emportée en quelques heures.

Jean de Louvignac reçut ce coup si subit et si imprévu avec une stupeur morne dont Vibrac s’inquiéta d’abord. Bientôt éclatèrent les cris et les larmes, et le docteur se rassura. Quand cette crise fut passée, le comte trouva jusque dans les manifestations de sa douleur l’emploi de son activité, sans quoi il ne pouvait vivre. Il avait dans le cimetière du village une sépulture de famille où le corps d’Antoinette fut déposé provisoirement. Sur un nouveau terrain, il fit construire une autre tombe plus belle en forme de chapelle et pour deux personnes seulement. Il y voulait dormir un jour à côté de sa femme, et quand on y eut transporté les restes de la comtesse, il se plut à venir souvent dans ce monument, dont il gardait la clé, pour y prier devant le petit autel et regarder la place qui lui était destinée. Cependant le tombeau n’avait pas été aussi long à bâtir que celui de Mausole, et le docteur Vibrac, qui n’approuvait point les séances dans le boudoir funèbre, se mit en devoir de chercher au comte une autre occupation. — Monsieur, lui dit-il, depuis vingt ans que vous demeurez dans ce château, vous avez eu peu de souci de ce qui se passait dans le reste de la France. Une nouvelle révolution a éclaté ; c’est à peine si vous y avez pris garde. Je ne vous blâme point de ne pas déchirer la bande de votre journal. Cependant le moment me paraît venu de songer aux vivans, et particulièrement à votre fils. George a dix-huit ans ; il faudrait lui faire voir le monde et lui permettre de choisir la carrière qui lui plaira, car il n’est pas lié par les mêmes engagemens que vous. On peut bouder un gouvernement, on ne boude pas son pays.

M. de Louvignac adopta toutes les idées du bon docteur. Il partit pour Paris avec son fils. Comme il n’y trouva point d’appartement assez vaste pour lui, il acheta un petit hôtel dans le faubourg Saint-Germain, et fit venir ses chevaux. Il se créa des relations dans la meilleure compagnie, et fréquenta les salons et les théâtres. Afin de surveiller George de plus près, il partagea ses plaisirs et lui servit de compagnon aussi bien que de mentor. La première fois que le jeune provincial s’assit à l’orchestre de l’Opéra, il fut plus ébloui du coup d’œil de la salle que des merveilles de la scène. Les parures des femmes le remplissaient d’admiration. Il ne pouvait détacher ses regards d’une loge d’avant-scène où une vieille dame étalait sur des épaules maigres une magnifique rivière de diamans. George demanda naïvement à son père si ces diamans étaient plus beaux que celui du cardinal Du Bellay. — Je n’en sais rien, répondit