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des individus se conserverait entière par le semis. Nous avons dit avec une impartialité complète le bon et le mauvais côté de cette pratique. S’il s’agit de mieux définir les formes, de débrouiller le vieux chaos des types indéterminés, tous les botanistes sérieux sont plus ou moins d’accord avec M. Jordan ; s’il s’agit de subtiliser à l’infini, de s’arrêter devant chaque pied de ronce ou chaque pied d’églantier et d’y voir le représentant d’une espèce, alors qu’il n’est souvent que la nuance individuelle d’un ensemble complexe d’hybrides revenant vers leurs ascendans, s’il fallait brouiller sans retour les catégories d’espèce, de sous-espèce, de race, de variété, de variation, d’hybride, de métis, toutes choses sans doute arbitraires, mais nécessaires au classement des idées, si l’on devait surtout révolutionner la nomenclature tout entière en appelant genre ou sous-genre les anciennes espèces classiques, alors le bon sens protesterait contre ces abus de l’analyse trichoscopique, qui feraient perdre dans la recherche de minuties sans valeur les facultés destinées à saisir les vraies proportions des choses. C’est une question de tact, de mesure, qui se dénouera d’elle-même par le libre jeu des tendances opposées, dont la résultante naturelle sera le progrès de la science. Quant au côté doctrinal de la théorie, c’est le dogme intransigeant de la primordialité, de l’immutabilité absolue des espèces. Ici la lutte est ouverte entre le dogme, qui ne se discute pas, et l’esprit moderne, qui veut tout discuter avant de rien croire. Que ce dogme s’appelle transformisme ou qu’il s’appelle immutabilité, son sort sera le même : le temps en prendra les parties vivantes pour les fondre dans cette synthèse toujours ancienne et toujours nouvelle où les vérités particulières ne sont que des élémens de vérités plus générales. En attendant, et dans les limites modestes de sa science favorite, M. Jordan a les qualités et les défauts d’un chef d’école chez qui l’ardeur et la foi altèrent, sans qu’il s’en doute, la sûreté du coup d’œil et du jugement. Tenons-lui grand compte de ses qualités, soyons indulgens pour ses défauts, et rappelons-nous cette belle parole d’un grand apôtre qui fut aussi un homme d’ardeur et de foi : « examinez toutes choses et retenez ce qui est bon. »


J.-E. PLANCHON.