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pièce, fermes et tenaces au point qu’on retrouve entières après vingt ans même celles que les faits auraient dû modifier.

L’idée générale du mémoire en question est non-seulement que les espèces sont immuables, mais que les races elles-mêmes, ces formes relativement fixes des légumes, des fruits de nos cultures, ont une origine antédiluvienne dans le sens biblique du mot. Noé les aurait sauvées dans l’arche en même temps que les animaux domestiques. Doué de cette foi robuste qui méprise des montagnes d’objections, l’auteur n’a pas même l’air de soupçonner combien cette hypothèse renferme d’impossibilités matérielles et de contradictions logiques. Il fait sortir d’un coin de l’Asie tempérée non pas seulement tous nos fruits d’Europe, mais implicitement aussi tous ceux des autres régions même les plus chaudes du globe, puisque, le déluge étant universel, le même navire qui aurait sauvé les poires, le raisin, les pêches, aurait dû sauver également le mangostan de l’Inde, l’arbre à pain de la Polynésie, le maïs, le manioc et la pomme de terre de l’Amérique ; mais laissons cette partie du système, y insister serait chercher sur le terrain de la science un triomphe trop facile. Voyons plutôt quelle idée M. Jordan se fait des races, soit dans la période antéhistorique, soit dans la période actuelle.

Embarrassé par l’évidence de la création de races d’animaux qui s’est faite et se fait en quelque sorte sous nos yeux, M. Jordan commence à nier qu’il y ait assimilation possible entre les races domestiques animales et les races de végétaux des cultures. Il prétend que les premières, y compris les races humaines, « n’ont qu’une fixité relative et ne sont constituées que par des caractères d’une importance secondaire. » Il en conclut que ces races animales peuvent bien être nées par variation d’un petit nombre d’espèces primitives, tandis que, derrière chaque race végétale, il trouve un ancêtre sauvage spécial dont la race ne serait qu’une modification. Établir ainsi entre végétaux et animaux une différence radicale, c’est violer ouvertement toutes les lois de l’analogie et de la grande unité du règne organique et de la nature elle-même ; mais M. Jordan devait le faire pour éviter la conséquence de l’application de son système aux races humaines. Si chaque race en effet n’est qu’une espèce domestiquée, l’espèce humaine elle-même devient multiple, et M. Jordan, polygéniste à outrance en botanique, est logiquement forcé de l’être en zoologie, ou, si l’on veut, en anthropologie. Il croit échapper à ce danger en acceptant pleinement l’idée de race chez l’homme, tandis que toutes les fois qu’il parle de races de plantes, c’est avec l’idée formellement exprimée ou sous-entendue qu’il s’agit de véritables espèces.