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que de loin en loin et sans y donner toute l’attention voulue[1]. Est-ce à dire qu’il faille suivre l’auteur dans les conclusions qu’il tire de ces prémisses ? Avant d’aller au bout de cette voie, avant même de s’y engager trop avant, les doutes surgissent, les objections se pressent, et l’esprit de saine critique, un moment ahuri par le ton dogmatique du chef d’école, se demande si des interprétations moins tranchantes ne sont pas mieux en rapport avec la nature des choses et avec le courant général des idées sur des sujets obscurs sans doute, mais où le travail et la méditation de tant de naturalistes illustres ont tracé de lumineux sillons.

Et d’abord faut-il laisser admettre en principe que toute forme demeurant fixe à travers un certain nombre de générations a par cela même le droit au titre d’espèce ? M. Jordan le veut ainsi, et, grâce à cette définition inflexible, il va jusqu’à prétendre que les soi-disant variétés des botanistes sont le plus souvent les vraies espèces, tandis que les prétendues espèces linnéennes devraient, dans bien des cas, être assimilées aux genres et aux sous-genres, c’est-à-dire à des groupes d’espèces plus vaguement délimités que ne doit l’être l’espèce elle-même. Nous reviendrons sur cette hypothèse de M. Jordan, qui serait un renversement complet des idées reçues sur l’espèce et le genre ; mais, avant d’aborder ces considérations théoriques, il faut voir si les variétés des botanistes et les races des jardiniers ou des agriculteurs sont aussi stables que le croit et que l’assure M. Jordan, si surtout elles sont assez équivalentes aux espèces pour que leur existence, dans les idées immutabilistes de M. Jordan, doive remonter à une création primitive et unique.

Il faut écarter d’abord du débat ces altérations toutes superficielles du type spécifique, qui, sous l’influence de causes extérieures, ne modifient que les dimensions des individus sans atteindre leurs caractères profonds : ce sont là de pures variations auxquelles on n’attache pas de nom spécial, parce qu’on les regarde comme essentiellement contingentes et passagères. M. Jordan lui-même ne les considère pas autrement en théorie, bien que l’école multiplicatrice en général, portée vers les distinctions subtiles, décrive souvent comme espèces ces variations insignifiantes. Écartons également

  1. Il y a trente ans, la vue d’un échantillon unique d’un hélianthème recueilli dans l’île de Man, en Écosse, me fit reconnaître dans cette plantule, jusque-là confondue avec notre grille-midi (helianthemum guttatum, L.), une espèce particulière (helianthemum Breweri, Planche) ; mais je n’aurais probablement pas ose regarder cette espèce comme autonome, si le même herbier qui en renfermait l’échantillon saurage n’en avait montré en même temps des exemplaires cultivés par M. Wilson et qui gardaient, avec des dimensions plus grandes, les caractères essentiels de l’espèce. On pourrait citer bien d’autres exemples du même genre à l’appui du secours que les expériences de culture donnent à la recherche de la valeur des espèces.