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attardés qui couvrent du grand nom de Cuvier leur conservatisme timide, là des libéraux prudens qui, convertis à moitié à la cause du transformisme, refusent d’en suivre dans leurs écarts et leurs audaces les sectateurs compromettans.

Sans entrer d’une manière incidente dans ce débat du transformisme, auquel se mêlent tous les grands noms de la science contemporaine et que d’éminens critiques ont su dégager des attaques de la passion et de l’ignorance[1], nous voudrions mettre en lumière une théorie, un nom, bien familiers aux botanistes et qui sous l’apparence d’un conservatisme absolu introduiraient dans la manière de concevoir l’espèce en botanique une révolution radicale. Le mot de jordanisme, par lequel nous désignerons, après d’autres, cette nouvelle doctrine, n’implique dans notre pensée aucune idée de dénigrement ni de blâme ; bien au contraire, nous croyons faire honneur à M. Alexis Jordan, de Lyon, en donnant son nom à tout un système dont il peut se dire le fondateur, et qu’il défend avec un talent d’observateur et d’écrivain digne de lui valoir le respect de ceux-là même qui contestent ses idées.

Enfermée dans les limites d’une science spéciale, étrangère par sa nature même au problème de l’origine de l’homme, qui devait soulever contre Darwin tant de passions extra-scientifiques, la théorie de M. Jordan n’a pas fait grand bruit dans le monde. On peut même dire que les botanistes qui l’ont adoptée, presque tous descripteurs d’espèces, n’en ont pris la plupart que l’application pratique, sans en accepter toujours l’idée-mère et surtout le sens mystique à demi voilé derrière la formule scientifique de l’auteur. Pour parler plus clairement, jordaniser en botanique, c’est multiplier les espèces et les noms d’espèces aux dépens des espèces linnéennes ; mais, pour M. Jordan lui-même et pour ses disciples initiés, c’est substituer à la notion vague d’espèce conçue par intuition, par la ressemblance générale des individus, la notion précise de l’espèce déterminée expérimentalement par voie de semis successifs, semis qui démontreraient le plus souvent la persistance absolue de caractères que presque tous les botanistes regardent comme accidentels et passagers. Enfin le substratum profond de ce système, le fondement caché sur lequel l’auteur l’appuie dans son cœur et sa pensée, c’est que tous les types organiques, même ceux que nous appelons des races, sont sortis d’un coup et de toutes pièces des mains de Dieu : d’où l’idée de création unique, de persistance des

  1. On pourra consulter surtout, comme un modèle d’exposition à la fois savante et claire, d’impartialité, de bonne foi et de courtoisie, l’étude de M. de Quatrefages sur Darwin et ses précurseurs français, dans la Revue du 15 décembre 1868, du 1er  janvier, 1er  et 15 mars, et 1er  avril 1869.