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des désirs froissés et l’idée qu’ils se font de l’attrayant. Pour m’en tenir à une courte indication, on pourrait ramener la poésie et le roman de l’Angleterre contemporaine à trois écoles principales, une école sensuelle ou sensationnelle, une école de rêverie ou d’art pur, une école de morale musculaire. Ce qui les caractérise toutes les trois à mes yeux, c’est qu’au lieu d’être dogmatiques ou en guerre contre les lois, elles dénotent plutôt une réaction contre la discipline du devoir, un effort des individualités pour se dégager de la pression d’une opinion publique. Chez les natures sensuelles, c’est la sensualité qui cherche à se faire sa part ; chez les natures rêveuses et esthétiques, c’est l’imagination qui réclame le droit de concevoir les tableaux les plus séduisans ; chez les énergiques, c’est la volonté comprimée qui s’indigne, qui sent que le devoir peut aussi dégrader l’homme en faisant prédominer en lui la peur, mère de l’hypocrisie, et qui tend à soutenir que toute morale, tout génie, toute noblesse consistent à être soi-même, à n’être que soi.

Le ritualisme, qui dans le domaine de la religion représente aussi les entraînemens de l’imagination et du sentiment, a évidemment pour une bonne part la même origine, — et on pourrait en dire autant du mysticisme anti-sacerdotal qui s’est développé vis-à-vis du ritualisme. L’église anglicane, comme je le faisais observer plus haut, a cela de particulier qu’elle a surtout travaillé à faire l’éducation de la volonté : par là même elle a peu donné aux sens, comme elle a peu laissé à la spéculation, et justement ce qui la menace aujourd’hui, c’est le débordement des deux tendances qu’elle comprimait. On pourrait le reconnaître rien qu’aux textes qui sont écrits en grosses lettres sur les murs des divers temples. Le mysticisme évangélique, qui part de l’idée qu’il s’agit de supprimer tout intermédiaire entre l’individu et Dieu, inscrit volontiers dans ses chapelles : « Crois au Seigneur Jésus, et tu seras sauvé. » Le ritualisme écrit plutôt au-dessus de ses autels : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux ! » Ce qui lui a donné naissance, et ce qu’il cherche à satisfaire par des cérémonies mystérieuses, c’est l’adoration qui s’adresse à quelque chose d’infini et d’incompréhensible. Le sentiment du mystère universel, l’effroi d’une puissance inconnue, le désir de se concilier cette souveraineté invisible, tel est l’instinct naturel qui réagit contre la discipline de l’église anglicane, contre la foi pour qui Dieu est surtout la volonté suprême qui en vue du bien de tous impose à chacun la justice.

Mais, au milieu de ces contre-courans que je viens d’indiquer, il s’en dessine un autre qui n’est rien de moins qu’un torrent. Je veux parler du libéralisme qui a fait à l’Angleterre son individualité politique, ou, pour être plus exact, qui s’est peu à peu développé sous l’influence de tout son passé et qui a de plus en plus refaçonné