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II.

L’un des plus curieux symptômes de la forte pression qu’exerce l’esprit public en Angleterre est la timidité si marquée des jeunes Anglais. Nos jeunes gens à nous ont sans doute leur respect humain : avec leur vive perception de l’effet qu’ils produisent, ils ont conscience d’avoir affaire à des personnes fort impressionnables, et, quand ils ne sont pas dominés par l’instinct de contradiction, ils ont en général un grand souci de plaire ou une grande inquiétude de déplaire ; mais cette préoccupation ne ressemble que de loin à celle du jeune Anglais. Lui, ce qui l’obsède, ce qu’il pressent partout comme son redoutable adversaire, c’est une morale impersonnelle qui exige de lui de la réserve et du respect pour ses aînés, qui lui défend de parler à l’aventure et de sortir du vrai, qui ne souffre pas qu’il manque à mille convenances encore inconnues pour lui, et qui veut qu’il se mette en accord avec mille choses dont il n’a aucune idée, avec la sagesse des hommes mûrs, avec les volontés autres que la sienne. Il y a de l’épouvante dans son silencieux malaise. La timidité anglaise, dirais-je volontiers, c’est de l’imagination qui soupçonne quelque chose qu’elle ne peut pas se représenter. Dans la jeunesse, elle est un bon signe, car elle indique que le caractère est déjà dompté, que le jeune homme n’est plus entièrement emporté par ses impressions personnelles et que son esprit a commencé de s’exercer, pour tâcher de saisir le fatum qui est comme l’adversaire omniprésent de sa propre volonté. Si elle est malsaine et de mauvais augure, c’est seulement quand elle persiste dans l’âge mûr et qu’elle dénote positivement une incapacité d’intelligence ou un caractère trop faible pour prendre son parti en face du parti-pris de la société.

Je viens de parler de la timidité du jeune Anglais, mais en vérité le poids des exigences sociales sous lesquelles tout Anglais grandit se lit jusque sur la physionomie de l’enfant de huit ans. Si on lui adresse une question, il y a dans ses yeux je ne sais quelle expression de retour sur lui-même. On voit qu’avant de parler il considère et s’interroge. Au lieu de se laisser aller, il prend une résolution. Il sent déjà qu’il est observé, jugé et responsable. Et pourtant ce qui n’est pas moins frappant, — en tout cas chez les classes cultivées, — c’est que cette réserve imposée à tous est décidément favorable au développement des caractères individuels. Dans cette société, où chacun craint de se livrer à l’étourdie, où chacun est tenu de ne pas attaquer inconsidérément l’opinion d’autrui, les plus étranges idées fixes peuvent en quelque sorte grandir et grossir sans être entravées. Moralement on parle à voix basse ; un homme qui est